Ni anti ni philo sémite
Les secrets de famille
émaillent nombre de vies. Ton père n’est pas ton
père, ta mère a été prostituée, tu
es adopté, ton épouse est ta mère, ta famille
s’est mal conduite dans le passé ou bien était-elle
aristocratique. Parfois, on les cherche, mû par un malaise qui
rend la vie impossible, parfois ils vous tombent dessus, au
détour d’une lettre ancienne, d’une conversation,
par la révélation d’un parent, sur son lit de mort,
au dernier moment.
Un dimanche midi ordinaire de 2007, après un
repas de famille, mon père déclara, sans en
paraître ému, que mon grand père, son père,
chauffeur à la RATP, avait participé au transport de
juifs raflés jusqu’à Drancy.
Je veux tout d’abord m’excuser
solennellement auprès de tous les juifs du monde, vivants, morts
assassinés dans cette période, de
l’indignité de la conduite de mon aïeul.
- Tu te rends compte de ce que tu viens de dire?...
- Bah....
- C’est épouvantable.. Tu ne te rends pas compte?...
- Il ne pouvait pas faire autrement.. Il avait des ordres de sa direction...
- C’est encore pire après ça.. Et sa conscience? Son devoir de refus?
- Je ne sais pas...
Il ne comprend pas. Parce qu’il ne me
connaît pas. Dans les semaines précédentes, je
viens de jeter les bases d’un texte sur
l’antisémitisme rampant du peuple français. Cette
annonce me fait l’effet d’un uppercut, à moi, qui
m’apprêtais à dénoncer la
lâcheté, la soumission, le crime, enfin, de tous ceux qui
ont collaboré avec les nazis. En un instant, je me retrouve face
à mon grand père. J’ai pourtant beaucoup
aimé mon grand père, mort en 1963, alors que
j’avais onze ans. Pépé, tu viens de mourir une
seconde fois. D’un coup, définitivement rangé dans
le camp du mal absolu. Et mon père, me direz-vous? Il est
vivant. Il lui reste du temps, peu, pour ne pas s’y retrouver
également.
Un texte sur l’antisémitisme. Encore un
livre? Un de plus? Peut-il y avoir un livre de trop sur ce sujet? Et
pourquoi en manquera-t-il toujours un? Parce que, de par le monde, sous
nos fenêtres, on continue de mourir, d’être
agressé, spolié, massacré, ostracisé pour
le simple fait qu’on est juif. On peut l’être pour
autre chose, me rétorque-t-on. Certes, mais pour une
idée, rarement. Car être juif n’est qu’une
idée, une croyance intime qui ne se voit pas
extérieurement, qui ne correspond à aucun
phénotype, qui ne détermine pas d’appartenance
particulière à une ethnie.
Un livre de plus parce qu’il y a eu le
vingtième siècle et la shoah. Et que, manifestement,
l’humanité n’en a pas tiré toutes les
enseignements qu’on pouvait espérer d’elle,
particulièrement dans le domaine de la pensée.
Un texte de plus parce qu’il y a le
présent et le retour, dans beaucoup de pays européens, de
partis populistes, de droite radicale, et, pour certains,
d’extrême droite. C’est bien la preuve, à mon
sens, que les êtres humains n’ont pas encore compris
où peuvent mener les dérives politiques actuelles.
C’est bien la preuve, à mon avis, que nous n’avons
pas retenu la leçon de l’histoire.
Un pays antisémite, la France? Certes non.
Mais, loin des généralisations, il me semble pourtant que
la France est un pays où l’antisémitisme a encore
un présent. Et pas que dans les partis d’extrême
droite. Avant qu’il ne soit trop tard, faisons ce que nous avons
à faire pour que nous ne retombions pas dans les plus sombres
heures de l’histoire. Dans ce concert, ma partie aura
été de tenter l’écriture d’un texte de
plus.
A cause- grâce?- à une outrecuidance
qui n’appartient qu’au naïf, vous savez, il ne savait
pas que c’était impossible, alors il l’a fait,
j’ai l’intention, ferme, par ce texte, de vous proposer un
nouvel angle de vision sur la question de l’antisémitisme.
D’abord, en préambule, en
manière de préliminaire, vous dire que je ne suis pas
juif. Catholique, musulman, bouddhiste, aucunement non plus. Rien.
Athée. Mais beaucoup moins consensuel que Comte Sponville.
Certes, je ne songe pas à nier que mon histoire, ma culture,
dépendent en grande partie du fait que mon pays a longtemps
été conditionné par la religion, catholique
principalement. Néanmoins, bien que je reconnaisse à
quiconque le droit inaliénable d’avoir un sentiment
religieux, je suis de ceux qui pensent que ces convictions ne sont pas
indiscutables. Je revendique le droit, comme je l’accorde aux
croyants, de critiquer, de remettre en cause, de souligner les
archaïsmes, de caricaturer, de me moquer, de dénoncer les
crimes, les égarements, les collusions avec le pouvoir, de
continuer de dire que dieu est mort. Un droit qui n’est pas
forcément partout et par tous respecté.
Vous dire également que la phrase qui va
guider ce texte est: l’antisémitisme n’est-il pas
une chose trop sérieuse pour ne pas la confier aux seuls juifs?
Sur ce point, très important à mes yeux, une explication
serrée s’impose. Il paraît en effet légitime
que les juifs se saisissent de ce drame, cette faillite de la
pensée humaine, et qu’ils tentent de porter à la
connaissance du monde les enseignements qu’ils en tirent. Nous
alerter sur le fait que, durant le vingtième siècle, une
partie de l’humanité a perdu, justement, son
humanité, en inventant un processus industriel
d’élimination d’une autre partie
d’elle-même, ce qui constitue ce que Nuremberg
définira comme le crime contre l’humanité. Nous
dire et nous répéter qu’il est encore
fécond.., nous aider à prendre conscience du fait
qu’il y a en chacun de nous une part de cette répugnante
abjection. Mais sont-ils les mieux placés pour soutenir
l’universalité de ce propos? A mon sens, non. Tant que les
intellectuels, les artistes, les religieux juifs ou
d’origine juive seront les seuls à porter ce combat, bien
qu’il soit à la fois juste et totalement légitime,
celui-ci restera marginalisé, entaché d’un
soupçon de corporatisme. L’universalité du propos
ne peut venir que de sa reprise énergique et insistante par des
intellectuels, des militants, des hommes politiques, des citoyens soit
athées, ce qui serait l’idéal, soit d’une
autre confession. Et où sont-ils, ceux-là? S’ils
existent, qui les connaît? Quelle place leur fait-on dans
l’univers médiatique?
Il m’est évident que je suis l’un
d’eux. Et que j’espère que mon propos sera, cette
fois, entendu et répercuté. Se pose donc une question:
pourquoi moi? Pourquoi moi plus que d’autres, pourquoi moi
maintenant et pourquoi mon propos serait-il reçu? A cela,
plusieurs réponses. D’abord, je suis, comme
déjà dit, athée. Ma vision de
l’antisémitisme en est donc objectivée, du fait
que, dans la personne de confession juive, je respecte
l’être humain et non sa croyance. Une partie de ma famille
est chrétienne, pratiquante ou non, ce qui, compte tenu de mon
athéisme militant, m’a souvent permis de reconnaître
dans ses propos une certaine part d’antisémitisme, fait
qui m’a souvent interrogé, qui m’a amené
à me documenter sur ses racines. Une autre part de la même
famille est communiste. Ce qui, encore une fois, m’a amené
à être fréquemment confronté à un
certain type d’antisémitisme, de gauche, et
m’interroger, de nouveau, sur ses fondements. Je suis militant
politique depuis 1968. Par ce fait, il m’a été
donné de voir surgir ou resurgir des poussées
d’antisémitisme dans pratiquement toutes les familles
politiques françaises. Je suis, depuis longue date, militant de
la cause palestinienne, je devrais dire de la cause des Palestiniens,
ce qui m’a également amené à être
confronté à un antisémitisme latent présent
dans les milieux d’extrême gauche, assez prompte à
confondre la politique des états et les citoyens. Il y a, bien
entendu, une grande part d’autoproclamation, du fait que ce sujet
m’est, depuis très longtemps, apparu comme l’un des
sujets majeurs de réflexion proposés à toute
personne faisant oeuvre de penser. Parce que ma conviction est que, si
l’on oublie le drame humain, tâche très difficile,
et que l’on fait des drames historiques passés un sujet de
méditation, des épisodes de l’histoire de la
pensée humaine, on est bien obligé d’en arriver
à la constatation que la persécution des juifs au cours
de l’histoire et, spécifiquement, au cours de la
deuxième guerre mondiale, est une faillite totale de cette
pensée.
Entamant ce texte, j’ignorais, comme je
l’ai déjà écrit plus haut,
l’épisode décrit en première page. Je ne
peux néanmoins m’empêcher de songer que mon
intérêt pour la question de l’antisémitisme a
quelque chose à voir avec la partie inconsciente de ma
pensée. S’il est une chose à quoi je ne
m’attendais pas, c’est bien de découvrir quelque
jour que j’étais, de près ou de loin, inclus dans
le cercle assez vaste des personnes directement ou indirectement
concernées par le sujet. Ce texte n’a pourtant rien
à voir avec un quelconque règlement de compte ou un
méa culpa. Le hasard a voulu que la révélation me
soit faite une fois établie l’ossature de ce texte.
J’ai, bien entendu, été contraint d’y
rajouter les quelques points que m’inspire mon indirecte
implication.
Un antisémitisme chrétien
La racine du mal tiendrait ici à
l’origine même du christianisme, le fait que les juifs
auraient trahi le messie. Déicides, les juifs. Il fallait
pourtant bien, pour la suite de l’histoire, que le jeune homme de
Nazareth monte sur la croix. Que serait le christianisme sans cet
épisode? Et que ce soit advenu par l’intermédiaire
des juifs serait plutôt, si l’on se place du point de vue
des chrétiens d’aujourd’hui, digne d’une
reconnaissance. Nul doute que la présentation officielle est
pour bonne part dans la détestation que les chrétiens
vouent aux juifs. Particulièrement chez tous ceux qui
n’ont qu’une foi de charbonnier, très liée
à la tradition, pour qui la croyance est un des
éléments de la norme conservatrice qu’ils ont
choisie pour ligne de vie, comme le fit leur père, le
père de leur père, et ainsi de suite.
Indéniablement, pour beaucoup de chrétiens, les juifs
sont détestables et l’on doit leur faire payer ce crime
originel. C’est, à mon sens, le type
d’antisémitisme rencontré avec le vilain
épisode de l’abbé Pierre, s’acoquinant, sur
la fin de sa vie, de manière pathétique, avec son ami
Garaudy, révisionniste notoire. A noter que l’Eglise de
France ne s’est guère grandie, en cette occasion, en ne
condamnant que très mollement ces égarements. Elle reste
bien plus prompte à exclure des ses rangs les
ecclésiastes homosexuels, par exemple. Mais le peuple de France,
lui, aurait-il prononcé cette condamnation? En rien.
L’abbé Pierre est mort absous. Les gens n’ont voulu
retenir que le héros de cinquante quatre. C’est pour moi
un indice, le pressentiment que, de fait, notre pays est encore capable
du pire.
De la même façon, je pense qu’on
peut attribuer à ce mythe, celui des juifs déicides, une
grande part de responsabilité dans l’attitude du pouvoir
vichyste. Pétain, très catholique, entouré
d’édiles très conservateurs, voire pire, tous
très croyants , qui prend, dès 1941, sans que les nazis
ne le lui aient demandé, l’initiative des lois anti-juives
en France et participe, de sa propre initiative, au terrible drame de
la déportation, s’appuyant, pour ce faire, sur une foule
d’anonymes, dont, hélas, mon propre grand père, qui
vont se réfugier derrière l’excuse de l’ordre
reçu, mais qui ne peuvent ignorer, qui n’ignorent pas, il
n’est plus permis d’en douter aujourd’hui, la
finalité de leurs exactions, même s’ils ne sont,
souvent, qu’un des maillons d’une gigantesque chaîne
qui les dépasse. S’ils le font, je ne doute pas,
aujourd’hui, que c’est en conscience. S’ils le font,
c’est probablement, pour part, par détestation du
“juif”. Qui le dit? Notre pays est-il aujourd’hui
capable d’affronter cette part sombre de son histoire? J’en
doute. Il n’est qu’à voir ce que nous chantent les
responsables d’aujourd’hui. Il y a eu des justes.
C’est vrai, certains de nos prédécesseurs se sont
comportés non héroïquement mais simplement
normalement avec des enfants, des adultes, et les ont
protégés. Mais en proportion, combien? Il y a eu la
résistance. Certes. Mais, encore une fois, en proportion,
combien? Quid de l’immense majorité des citoyens
français de cette époque? Tous des salauds?
Assurément non. Mais, quand même, une certaine
ambiguïté, au fond.
Comment avons-nous travaillé pour laver cette
tache noirâtre sur nos blasons? En condamnant Pétain
à mort? Cette peine n’a jamais été
exécutée, par ordre du Général De Gaulle,
lui-même très porté sur la foi, et qui,
après la guerre, a personnellement souhaité qu’on
oublie le passé. Sa tombe existe encore, à
l’île d’Yeu, endroit où, par
parenthèse, je ne mets jamais les pieds pour cette raison,
considérant que, si elle y est encore, c’est que personne,
là-bas, n’y voit d’objection. Ce manque de
réaction, oui, je le vois comme une complicité. Hitler,
lui, n’a pas de sépulture et c’est heureux, en ces
temps de néo-nazisme enflant. Elle serait très
visitée. Quelle image les Français ont-ils gardé
du maréchal? Un vieillard bonhomme et égaré,
héros de la patrie, qui n’avait plus toute sa tête
et s’est fait manipuler. Très peu pour le condamner avec
la même fermeté que ses homologues germaniques. Absous
également. Là encore, je devine un indice qui me fait
frémir sur les capacités de notre pays à raviver
des moments odieux de son histoire.
Il y eut des procès. Celui de Klaus Barbie,
condamné à la prison à vie et mort derrière
les barreaux. Il s’agissait de l’un des tortionnaires nazi,
allemand de surcroît. Sa condamnation allait de soi et n’a
posé, en apparence, aucun problème en France.
Le cas Touvier, en 1992, sera plus délicat.
C’est un Français qu’on juge. Sa défense est
assurée par un avocat d’extrême droite qui obtient
un non-lieu. Il faudra un jugement en appel, en 1994, pour le voir
condamné. Lorsqu’il meurt en prison en 1996, après
seulement deux années de privation de liberté, les
milieux catholiques intégristes tentent une
réhabilitation, saluant dans le “rappel à
dieu” le moyen d’échapper à une justice
républicaine par trop implacable. En 1996, en France, il est
encore possible de penser plaider la clémence pour les acteurs
de la shoah. Et même si les plus vives attaques contre la justice
des Hommes nous viennent des milieux d’extrême droite et
catholiques intégristes réunis, ce qui n’est pas
une surprise, l’immense majorité du peuple de France, lui,
ne proteste guère, ce qui laisse encore entrevoir un flou sur
ses convictions quant à la qualification même de crime
contre l’humanité de la shoah. Avec Bousquet,
l’ambiguïté ne sera pas levée. Instruction
interminable. intervention du plus haut échelon de
l’état pour retarder sa progression puis, finalement,
absence de procès pour cause d’assassinat. La France
n’avait pas envie de juger Bousquet. Les
révélations concernant sa relation intime avec
François Mitterrand ne font, à mon sens, que confirmer
que l’idéologie officielle du pardon et de l’oubli
prévalent encore et que, pour Mr Mitterrand lui-même, la
shoah n’est pas un événement au delà de
toute humanité. A ce moment, en 1993, en France, il est encore
possible d’échapper à la condamnation pour crime
contre l’humanité sans soulever l’indignation
générale. Avec Papon, La France va tout à la fois
s’honorer et se ridiculiser. S’honorer en condamnant un
haut fonctionnaire français au passé très
chargé, puisque, outre son rôle sous le régime de
Vichy, responsable du massacre de nombreux Algériens, en 1961,
en tant que préfet de Paris, ancien ministre, maire,
député. Un dignitaire de l’état. On sait
comment son procès sera médiatisé. Mais la France
va se ridiculiser, en le libérant par anticipation trois ans
seulement après sa condamnation et en lui offrant, par
là, une fin paisible. A propos de ce procès, la France va
clairement se scinder en deux. Ceux qui veulent une condamnation sans
appel et plaident pour une confrontation du pays avec son passé
collaborationniste, et ceux qui n’en voient pas
l’utilité, plaidant le droit au pardon,
l’inanité d’un ravivement de souvenirs douloureux et
porteur de divisions stériles. En 1999, en France, la
majorité du peuple n’est toujours pas d’accord pour
affronter le passé. Est-il pour autant antisémite? Je
pense qu’il l’est pour part et que cette opinion est tenue
par un ensemble de gens parmi lesquels, sans aucun doute, on compte des
antisémites.
L’antisémitisme chrétien a
également une autre origine. Celle de l’argent. Et
celle-ci n’est pas mythique. Elle tient à
l’interdiction faite aux chrétiens, dans le cours du moyen
âge, de pratiquer des prêts avec usure. Pour les
chrétiens, l’argent est sale. Ils ne sont pas les seuls
mais, peut-être, peut-on leur reconnaître une
antériorité. Conséquence de
l’impossibilité faite aux chrétiens de pratiquer
des intérêts, ce sont les juifs qui vont investir ce
champ, plus parce que c’est tout ce qu’on leur laisse que
par appât du gain. Le peuple déicide est
déjà dicrédité. Peu importe qu’il se
salisse un peu plus en manipulant la monnaie. On sait que, pour
certains, l’entreprise sera corronée de succès et
qu’ils vont, par ce biais, comme de juste, s’enrichir. Or,
la chrétienté entretient un rapport très trouble
à l’argent. Le clergé fait voeu de pauvreté.
Les plus hauts dignitaires se disent aussi pauvres que saint
François d’Assise et ne vivent dans les aures que par
procuration. Leurs biens terrestres se résument à
néant. Ce n’est, bien entendu, rien d’autre
qu’une fable. Mais c’est un moyen qu’ont
trouvé les puissants pour que le bas peuple se réjouisse
de sa misère, pour le moins la supporte. Tout cela fait que la
richesse n’est pas très bien considérée. Que
le riche est, en un sens, coupable et, dans tous les cas, recouvert
d‘indignité. L’amalgame entre juif et riche est
promptement fait. Les juifs sont donc des gens indignes et
détestables.
Inutile d’insister sur la collusion entre les
milieux catholiques intégristes et les mouvements
d’extrême droite. On trouve ici le noyau dur de
l’’antisémitisme chrétien.
Un antisémitisme de gauche
Certes. Mais de quelle gauche parle-t-on? De
l’extrême, celle dont je suis issu et à laquelle je
suis encore très lié, intellectuellement, malgré
un certain nombre de points de distance désormais
infranchissables. Il se trouve, extraordinaire contradiction, que Marx,
Lénine et Trotsky ont tous trois des origines juives.
Celà n’empêche en rien, dans les milieux de gauche
radicale, une certaine propension à la détestation du
juif. D’où, donc, peut bien venir ce semblant de paradoxe?
D’évidence, une fois encore, on ne peut éviter de
penser à l’amalgame rapide entre riche et juif. Je me
souviens que, dans ma famille, on avait tout dit lorsqu’on citait
le nom de Rothshild. Riche, certainement. Richissime. Mais
également juif. Je me souviens également qu’on
avait vite fait de parler des juifs au lieu des capitalistes. Faut-il
voir ici la marque de l’origine géographique de la
révolution communiste? On sait, en effet, que le mot Pogrom est
d’origine russe, même s’il recouvre un fait
déjà présent dans l’histoire dès le
onzième siècle, qu’il nous vient des massacres de
juifs ayant eu lieu vers la fin du dix neuvième siècle en
Russie. Sommet du paradoxe, on ira, en Pologne et en Ukraine, au
début du vingtième siècle, jusqu’à
massacrer les juifs rendus responsables du bolchévisme, et
caractérisés par le nom de
judéo-bolchéviques. On perçoit ici une bizzarerie
de la pensée communiste qui, manifestement, doit beaucoup au
judaïsme, y est structurellement lié, ce qui
n’étonne pas, au vu de la manière très
particulière qu’a le judaïsme de forcer à
l’introspection, à la réflexion, à
l’analyse, à l’intelligence. Alors? Meurtre du
père au sens psychanalytique pour le communisme? On est en droit
de l’envisager.
Une question à laquelle il est impossible
d’échapper lorsqu’on parle des rouges bruns, ainsi
que de tous ceux qui leur ressemblent, c’est, évidemment,
celle de la Palestine. Je suis moi-même assez bien placé
sur ce sujet. Il m’arrive, en effet, de faire le voyage de la
Palestine, pour entretenir avec les habitants et les élus
d’une petite cité de cis-Jordanie une coopération
entre nos deux villes. Je suis donc ce qu’on pourrait appeler un
militant de la cause des Palestiniens. Je sais pratiquement tout de la
mémoire et de l’histoire de ce grand peuple
martyrisé. Ses épreuves récentes datent de 1948,
avec la création de l’état d’Israël.
Oui, l’état d’Israël est un état juif,
oui, sa création est entachée d’un flou criminel
des instances internationales, oui, elle s’est faite au
détriment des Palestiniens, oui, Israël se comporte avec
eux en tortionnaire parfois barbare, oui, l’attitude de cet
état est condamnable et indigne. Mais il ne s’agit ici que
de la politique d’un état. A de très rares
exceptions près, les Palestiniens que j’ai
rencontrés ne m’ont jamais parlé des
“juifs” mais des israëliens. Le fait qu’ils
soient ou non juifs n’est pas un critère très
opérant pour comprendre le drame palestinien. N’entend-on
pas, d’ailleurs, très souvent, cette afirmation excessive
qui veut que les Israëliens se comportent avec les Palestiniens
comme les nazis se sont comportés avec leurs ancêtres?
Encore une fois, nous n’avons ici à faire
qu’à la politique condamnable d’un état. Je
ne vous apprendrai rien en vous disant que ce n’est pas
exactement ce qu’on entend, dans notre pays, sur cette question.
Il m’a été donné de participer à de
nombreuses réunions d’information ou militantes sur la
situation de la Palestine. De nombreuses fois, j’y ai entendu des
horreurs. De petites phrases telles que:
- Si on ne parle pas assez de la Palestine dans les média,
c’est que ce milieu est complètement noyauté par
les juifs...
- Les juifs se comportent comme des salauds à Jerusalem...
- Les juifs sont des fascistes...
- Les juifs doivent rendre les terres...
Chaque fois, je me suis senti obligé de
relever ces égarements. Non, ce ne sont pas les Juifs,
c’est une armée qui opprime, l’armée
israëlienne. Le fait qu’elle soit constituée de
personnes de confession juive n’a rien à voir ici.
Parfois, j’ai éxigé la modification de comptes
rendus et le remplacement du mot juif par celui d’Israëlien.
Oui, il existe des Juifs racistes, certains sont fascistes, oui, il y a
des Juifs tortionnaires, d’autres prônent
l’élimination pure et simple des Palestiniens, mais
j’en connais qui militent pour la cause des Palestiniens, des
partisans de la paix, du retrait d’Israël des territoires
conquis depuis 1967, du droit des Palestiniens à disposer
d’une terre, certains, même, qui manifestent
régulièrement près de check points lorsqu’on
décide de boucler les territoires. Par là, on voit que le
fait d’être juif n’est en rien déterminant
dans l’attitude vis à vis de la Palestine.
On se souvient évidemment des thèses
de Jean Genet sur les rapports entre Israël et la Palestine. Je
crains qu‘il ne faille voir là une certaine origine de la
confusion. Raser Israël est une de ses propositions, une solution
que l’on pourrait qualifier de finale et, par là,
inacceptable. Si l’on pouvait refaire l’histoire, il est
évident qu’il ne faudrait pas recommencer. Où
reprendre? La création de l’état
d’Israël? Le deuxième guerre mondiale? Le premier
massacre de Juifs? Question qui restera sans réponse. Tous ces
événements ont des racines et se sont
enchaînés dans une certaine logique. Le fait est que,
depuis 1948, les Israëleins occupent le territoire ancestral des
Palestiniens, déplacent des populations, massacrent et
n’envisagent pas de faire autrement. Sur ce point, nous pouvons
avoir une action. Le passé a passé. L’avenir est
sans aucun doute possible aux droits des Palestiniens. Ce serait notre
honneur que de savoir les imposer sans jamais sombrer dans
l’antisémitisme. Ce serait l’honneur de tous les
militants de la cause palestinienne d’extirper de leur
pensée cette part la plus noire.
Depuis une date récente, qu’on peut
situer aux alentours de l’effondrement de l’empire
soviétique, la pensée politique s’est lourdement
complexifiée. La difficulté vient du fait que, depuis, de
manière évidente, les amis de mes amis ne sont plus
forcément mes amis, pas plus que les ennemis de mes ennemis
seraient obligatoirement mes amis. Fût-ce vrai avant cette date?
Certainement. Mais l’accès à cette
vérité était réservée à un
très petit nombre. Depuis, il n’est définitivement
plus possible de se tromper soi-même. Quelles
conséquences? Prenons l’exemple très
éclairant de l’attitude face aux Etats Unis. De longue
date, j’ai lutté, je lutte contre ce qu’il est
convenu d’appeler l’impérailisme américain.
Ce point fait-il de moi l’ami des Khmers, des intégristes
afghans, de Saddam Hussein, d’Al Qaïda, des
intégristes islamistes de tout poil? Non, bien entendu. Si je
condamne avec force la politique de l’état
états-unien, je n’ai pour autant aucune haine pour le
peuple de ce pays et je ne rêve pas de le voir rayé de la
carte. Non, définitivement, les ennemis de mon ennemi ne sont
pas mes amis. On ne peut pas dire que cette position soit des plus
courantes. Où il devient nécessaire de s’interroger
sur l’attitude de la gauche radicale française qui, par
exemple, convoque Tariq Ramadan au Forum mondial des altenatifs,
malgré des propos notoirement antisémites de celui-ci.
Se surajoute à ce manque de rigueur un
phénomène désigné sous le terme de
compétition des mémoires. Qui a le plus souffert au cours
de l’Histoire? Les noirs? Les juifs? Les Palestiniens? Peut-on
appeler déportation la traite des nègres? Génocide
le sort réservé au peuple palestinien? Le communautarisme
croît, la confusion s’installe. Le trouble tient
essentiellement au fait que les non-juifs refusent de voir dans la
shoah un événement à la portée universelle,
refusent la notion même de mal absolu. Je l’affirme ici:
oui, ce qui s’est passé pendant la deuxième (la
seconde?) guerre mondiale est porteur d’enseignements pour chacun
des êtres vivant sur cette Terre. Y réfléchir,
s’y replonger, l’analyser, le décortiquer est
porteur d’avenir pour l’humanité tout
entière. Et j’y insiste. Si l’on veut que la
démarche soit courronée de succès, ceci ne peut
être l’oeuvre que d’un non juif. A
l’extrême limite, on peut penser que s’il
était noir et musulman, les choses ne feraient qu’aller
plus vite.
Un antisémitisme ordinaire
Il me paraît évident que , en dehors
des catholiques, à mon avis intégristes ou non, de la
gauche extrême, avec des nuances, il existe dans notre pays un
fond d’antisémitisme relativement banalisé. On
n’aime pas le Juif parce que, tout simplement, il est
différent. Vous devez, comme moi, avoir été
parfois surpris par des petites phrases du genre: machin, il est pas
juif?, ou bien: les juifs, c’est bien tous les mêmes, ou
encore: les juifs, ils sont tous riches, ou : le show bizz, c’est
tout juif et compagnie, et: il y a beaucoup de Juifs chez les
médecins, non? Il n’est qu’à voir, à
ce propos, les agressions récentes sur des personnes portant la
croix de David pour le simple fait que, dans l’esprit de beaucoup
de jeunes gens, Juif égale riche.
Personnellement, je suis convaincu que si, par
malheur, l’antisémitisme reprenait des couleurs, il
pourrait s’établir en France, et relativement rapidement,
un certain consensus abjecte autour de cette idée que le Juif,
décidément, est un problème. Vision pessimiste?
J’aimerais en être certain. Certains affirment que les
catholiques ont beaucoup progressé sur ce sujet. Que
l’extr^me droite est de nouveau marginalisée et que le
plus grand danger antisémite ne peut venir que de
l’extrême gauche. Je ne souscris pas à cette vision.
Si l’antisémitisme revenait au devant de la scène,
peut-être en provenance des milieux de la gauche radicale, je
suis certain qu’il se produirait une cristallisation du
phénomène et une union de tous les antisémitismes,
de droite, de gauche, orfdinaire, qui pourraient
s’agglomérer relativement brutalement. C’est,
à mon sens, pourquoi il faut veiller à son moindre
sursaut, tuer dans l’oeuf la moindre résurgence. En ce
sens, l’instant est grave. C’est aujourd’hui
qu’il nous faut agir.
Libres propos sur mon refus de l’antisémitisme
Ce jour de mai 1990, j’ai retrouvé la
vieille boîte exactement à l’endroit où je
m’y attendais, dans l’antique placard que nous
n’avions pas eu le coeur de détruire et qui avait fini par
trouver une utilité dans la maison, son rôle idiot
d’armoire aux vieilles choses. Y a-t-il d’autres choses que
vieilles dans les armoires? C’était un cadeau de Noël
oublié, un de ces présents qu’on reçoit
faute d’autre idée: un atelier du parfait petit bijoutier.
De quoi réaliser de captivantes petites broches, de ravissantes
bagues, de non moins attirants colliers. Le tout dans une
matière synthétique aux couleurs criardes. Le genre de
chose dont on comprend qu’elle dorme au fond de nulle part. Ce
soir-là, j’étais pourtant heureux de l’avoir
conservée.
Quelques jours auparavant, dans un cimetière de
Carpentras, des tombes avaient été profanées et le
corps d’un homme, Felix Germon, exhumé et
maltraité. Felix Germon était juif, les sépultures
visées également. Inscriptions antisémites,
stèles brisées ou renversées. L’émoi
a tout de suite été à son comble dans notre pays.
Le ventre de la bête immonde avait donc encore accouché.
Ce fut une surprise. Une authentique surprise. Nous nous
réveillions dans un pays où cela était donc
possible. Nous sommes immédiatement sortis dans la rue pour des
manifestations unitaires d’une ampleur rarement vue. En un sens,
nous nous sommes rassurés. Avons-nous pour autant
terrassé la bête? Bien sûr que non. Beaucoup de
faits sont venus, depuis, hélàs, nous dire qu’elle
avait encore un présent.
Pour cette occasion, j’avais fabriqué,
avec mon petit atelier à bijoux, une broche en forme
d’étoile de David jaune que j’ai arboré
pendant quelque temps. Je vous rappelle que je ne suis juif ni
aujourd’hui ni dans mes origines. Cette broche a produit beaucoup
d’effet. Du positif, les gens me saluant d’un clin
d’oeil, d’un signe de tête, d’un sourire. Du
négatif, aussi, le port de ce signe m’ayant souvent
conduit à être ostracisé. Le réveil fut
brutal. Oui, dans la France de 1990, on considèrait encore le
Juif comme un paria.
L’une des choses les plus
éxaspérantes que je connaisse sur ce sujet est la
question: et vous, qu’auriez-vous fait? Sous entendu si, en
quarante, vous aviez été un citoyen fançais
ordinaire, qui vous dit que vous auriez été
héroïque? Tout d’abord dire que la question
n’est pas forcément de savoir si on aurait
été héroïque. On aurait pu, pour autant, ne
pas être un salaud. Beaucoup de gens se sont comportés
simplement normalement, ce qui, en ce temps, était
déjà assez courageux. Cette réduction de la
question à une alternative est symptomatique. Elle ne laisse la
place qu’à deux catégories d’individus. Ceux
qui se sont comportés dignement, les résistants, les
justes, et tous les autres, qui n’auraient fait que vivre,
assurer leur survie. C’est une manière de nier une part de
volonté ou d’absence de courage dans la collaboration.
C’est une manière de penser très proche de la
version officielle des faits, celle qui voulait que les Français
soient, au fond, de braves gens qui n’auraient fait que ce
qu’ils pouvaient. Souventes fois il est fait appel à la
formule nitzschéenne de l’humain trop humain, au
mépris du fait que, pour le philosophe moustachu, cette formule
est une condamnation. Je pense que la version officielle est loin de la
réalité. Il est grand temps de reconnaître que
beaucoup de nos compatriotes se sont conduits de manière
condamnable et de les condamner.
La question: et vous qu’auriez-vous fait?
n’a pas de réponse évidente. Que raisonner? Se
projeter dans le passé et tenter d’envisager
l’attitude que la personne que nous sommes aujourd’hui
aurait eue entre 39 et 45? Tenter de retrouver en soi la personne
qu’on aurait pu être à cette même
époque et, de ce fait, approcher avec plus de
réalité notre comportement putatif? S’immerger au
plus profond de son être, y trouver, par cette introspection, les
principes fondamentaux qui nous guident et, par conviction, se classer
dans un camp ou dans l’autre? S’identifier à ceux
qui nous ont précédé et imaginer que, par
comparaison, alors, on aurait été ici ou là?
Probablement faudrait-il envisager toutes ces hypothèses
à la fois.
Mais le débat, à mon sens, n’en
est pas un. Parce qu’aujourd’hui, nous savons. Nous savons
qu’il ne s’agit pas d’un combat entre le bien et le
mal. Mais entre le mal absolu et tout le reste. Pendant la seconde
guerre mondiale, il y eut, en France, du bien: la résistance, le
combat, les justes, le courage ordinaire. Il y eut également du
mal: le marché noir, la collaboration, l’enrôlement
au côtés des nazis. Mais au delà de tout
celà, il y eut le mal absolu: participer, d’une
manière ou d’une autre, de près ou de loin, en
jouant un rôle actif ou en laissant faire, participer à
l’élimination des juifs de France.
D’évidence, si l’on considère le
problème sous cet angle, celui d’une ligne claire qui
sépare le mal absolu du reste, le curseur règlant la
justesse de tout jugement se trouve nettement
déplacé. De fait, toute complicité, serait-elle
mineure, devient ainsi, elle-même, le crime. Quelle autre
solution s’offre à nous, alors, que de condamner,
fermement, sans tergiversation, cette attitude? Oui, il nous apparteint
d’être implacables et de ne tolérer aucune
circonstance atténuante. Qu’on m’entende bien. Je ne
dis pas que les gens qui ont participé étaient la lie de
l’humanité. Je veux bien reconnaître que,
éventuellement, j’aurais pu, ce qui
m’étonnerait, faire partie du mauvais camp. Ce que
j’affirme, c’est qu’aujourd’hui, nous ne devons
nous accorder aucun choix. Ceux qui ont fait partie, de près, de
loin, plus ou moins volontairement, de la chaîne de la shoah,
ceux-là, nous nous devons de les frapper d’infamie.
Un petit mot, en passant, sur un
événement littéraire de l’année
passée. Je veux parler des Bienveillantes et de son
succès fulgurant. Ce livre m’inspire un profond malaise.
Bien sûr, on a le droit d’écrire tout ce qu’on
veut et sur tous les sujets qu’on veut. On est en droit de les
traiter comme bon nous semble. Néanmoins, ramener
l’attitude d’un bourreau nazi à des crampes
d’estomac, des contrariétés quotidiennes et
envisager de renvoyer les problèmes que cela pose
d’être un tortionnaire à leur résolution
interne à l’être, je suis désolé, cela
me paraît un peu court. La banalisation du rôle des nazis,
leur inscription dans le quotidien, l’ordinaire, ce pourrait
être, à mon avis, porteur de beaucoup de confusion. Ne
serait-ce que d’apporter des excuses à tous ceux qui se
sont mal conduits. Humain trop Humain, n’est-ce pas? Non. Quelque
chose de transcendant est arrivé dans la première
moitié du vingtième siècle, qui dépasse la
fragile condition humaine. Peut-être ai-je sur ce sujet
l’oreille un peu dure mais il ne me semble pas avoir entendu, au
sujet de ce livre, les mises en garde qu’il méritait, mise
à part la condamnation de Claude Lanzmann. Une fois encore,
j’en suis cette fois certain, en tous cas, aucun intellectuel ou
athée ou d’une autre origine que juive. J’ai
trouvé mes collègues bien silencieux, quand ils
n’étaient pas carrément enthousiastes. Un gant
traîne sur le sol. Je ne vois personne qui soit empressé
à la ramasser.
Faut-il ici parler de sacralisation, comme on a pu
l’entendre ou le lire par-ci, par là? Par des voix, des
plumes, qui, adeptes qu’elles sont du particularisme, tentent de
nous expliquer que l’Homme blanc occidental a ses propres valeurs
sacrées et qu’il doit comprendre que le reste de
l’humanité peut ne pas avoir les mêmes? Encore non.
Rien de sacré dans la shoah. Mais de l’universel. Ce qui
s’est produit en Allemagne entre 39 et 45 a des
conséquences pour l’humanité entière et
chaque être humain peut faire siens les enseignements que nous
pouvons en tirer. Le fait que ce soit arrivé en Allemagne et
contre les juifs n’est pas le plus signifiant. Il s’est agi
d’un groupe humain persécutant un autre groupe humain,
plus faible en nombre, programant son éradication et utilisant
pour ce faire des processus industriels. La particularité des
derniers, la localisation des autres ne doivent pas être
regardées comme absolument déterminants dans ce qui
s’est produit. Oui, j’ose l’affirmer, le
problème posé à la pensée humaine eût
été le même si ça n’avait pas
été eux, si ça n’avait pas été
là. En conséquence, raisonner ce problème sur un
lieu, sur un peuple, sur un groupe spécifique, est
indubitablement une erreur. En poussant le bouchon juste un peu trop
loin, je pourrais même aller jusqu’à affirmer que
peut me chaut ce qu’en pensent les juifs. Ce drame les
dépasse, intellectuellement s’entend. Mais, je le
reconnais, ce serait excessif. Car nous avons eu besoin d’eux
pour ouvrir la voie à la réflexion sur ce sujet. Dans
tous les cas, il m’est indifférent de savoir si les Juifs
d’Israël d’aujourd’hui ont ou non raison de se
réclamer de la shoah. Le débat n’est
définitivement pas là. Ce qui s’est produit est
daté. L’humanité a touché à ce moment
de son histoire le fond de sa noirceur, a produit le pire. Le pire au
sens propre. C’est à dire que plus jamais on ne pourra
faire plus que ce qui a été fait à ce
moment. C’est ce fait et l’inscription dans son temps
qui sont porteurs d’avenir.
En commençant ce chapitre, je voudrais, avant
toute chose, qu’il me soit donné quittus: je ne suis en
rien antisémite. Ce qui suit n’est qu’un
exercice intellectuel. Il suppose l’effort de ne
considérer les mots que comme des mots, la sémantique
comme une discipline littéraire, se détacher un temps du
poids que peuvent avoir les idées lorsqu’elles
tripatouillent dans le drame. Je voudrais vous entretenir ici de J M Le
Pen et de sa petite phrase sur le “détail”. Le Pen
est un orateur très habile. Extrêmement. Et l’on
aurait grand tort de croire que ses mots puissent être
lâchés à un quelconque hasard. Il sait, il a
toujours su les choisir pour que le sens profond des ses paroles soit
dissimulé derrière une ambiguïté voulue.
Prenons l’exemple de l’odieux “détail”.
La phrase exacte est: “les chambres à gaz ne sont
qu’un point de détail de l’histoire de la seconde
guerre mondiale”. Sémantiquement, rien à redire.
C’est exact. Peu importe que les nazis aient opéré
avec des chambres à gaz ou autrement. Ils auraient
découpé les Juifs à la hache que le fait
n’en aurait pas été modifié. La preuve:
l’histoire récente nous révèle
l’existence de ce qu’on nomme la shoah par balle, à
quoi l’on peut attribuer la mort de deux millions de Juifs au
moins dans les pays d’Europe de l’Est. A noter que ces
faits on été portés à notre connaissance
par un prêtre catholique, Patrick Desbois. Une pierre dans mon
jardin. Revenons à Le Pen. Aucun doute sur le fait que le sens
profond de sa déclaration est bien: La shoah n’est pas un
fait marquant de l’histoire et les Juifs ne méritent pas
le tintouin qu’on fait autour de ce drame. Le Pen est
profondément antisémite et raciste. Vous vous souvenez
certainement du tollé provoqué par cette phrase. Une
grande partie du peuple français s’est indignée et
a, même, manifesté. Qu’avons-nous gagné par
cette protestation spontannée? Le problème est-il
réglé? Celà aurait-il empêché Le Pen
de réitérer? Non. Parce que la clarté n’a
pas été faite sur le sujet. Les intellectuels
français ont raté cette occasion offerte de poser une
fois pour toutes le problème de manière correcte. Reste
une nébuleuse: ce qu’a dit Le Pen, c’est pas bien.
Passons à autre chose. Ce qu’il aurait fallu, c’est
poser la phrase sur la table, la décortiquer, l’analyser,
mettre au jour l’intention et la grande différence qui
existe entre les termes et l’idée. Faire le point sur le
fait qu’exploiter l’antisémitisme rampant est
un crime aussi grave que d’affirmer haut et fort que les Juifs
doivent être éliminés et que, dans ce domaine, les
paroles soft n’existent pas. Avons-nous vraiment traité le
problème? Non. A titre d’exemple, méditer les
paroles du premier des ministres de la France, employant, et je ne
doute absolument pas que ce soit à dessein, le mot
“détail” dans un discours, en septembre 2007. Si le
travail intellectuel avait été correctement fait, cet
égarement lui aurait été interdit. Ce que nous
avons gagné, par la protestation de bonne foi, à peine
étayée de réflexions profondes sur le sujet,
c’est que Le Pan a encore une fois réussi le tour de passe
passe de sa victimisation. Regardez, je n’ai presque rien dit et
voyez comme ils se déchaînent. Je suis certain que de
nombreux Français l’ont cru. Parce que nous n’avons
pas frappé le grand coup que cette phrase méritait, je
suis convaincu que nous n’avons rien fait progresser si ce
n’est son audience.
conclusion
Un nouveau texte, donc. Mais quel but est ici
poursuivi? Comprendre les racines du mal, dénicher ses
résurgences, mettre très haut la barre de
l’interdit, à quelle fin?
L’avenir, bien entendu. Tant que la France
n’aura pas affronté son passé relativement peu
glorieux, alors, de manière inéluctable, ces chose
pourront de produire à nouveau. Il y a là une
nécessité, un passage obligé, pour que la France
demeurre ce qu’elle a toujours été: le pays des
droits de l’homme et des Lumières. Non que je tienne, par
la faute d’un nationalisme mal placé, à ce que mon
pays reste un quelconque phare de l’Humanité. Mais,
hélas, je n’en vois guère d’autre capable de
jouer ce rôle. Nous avons du travail.
Le présent, bien évidemment. De
récentes mesures gouvernementales laissent à penser
qu‘il existe, au plus haut sommet de l’état, parfois
dans les allées, des gens qui n’ont retenu aucune
leçon de la shoah et qui nous proposent des pistes de
réflexion qui sentent très mauvais. Car il faudra un jour
admettre que ce que l’Allemagne nazie a fait est une atteinte
à l’Homme universel, une tentative d’en modifier le
patrimoine génétique global, de changer le cours de
son évolution et que c’est celà qui est, qui
devrait être, à jamais proscrit. Notre président
n’est pas antisémite. Je n’en dirais pas autant de
son entourage. Néanmoins, ce qu’il n’a pas compris,
c’est que ce n’est pas qu’envers les Juifs
qu’on se doit d’être vigilant. La leçon
à retenir, c’est bien que les Juifs éliminés
entre 39 et 45 représentent un symbole de l’Homme et
qu’on ne doit pas traiter ce drame que du point de vue des Juifs.
C’est l’Humain qu’on a assassiné,
l’Humain tout entier. Ne pas être antisémite, au
sens vrai, c’est comprendre qu’on ne peut pas non plus
s’en prendre aux autres êtres humains, pour leur couleur,
leur religion, leur appartenance ethnique, les désigner comme
bouc émissaire de tous nos malheurs, leur tripoter un peu
l’ADN. Sans parler de l’utilisation faite de la lettre
d’un certain resistant, de la réhabilitation, par
là, du mythe d’un peuple français
héroïque durant la guerre et des déclarations sur la
fin de la repentance. Oui, au regard de la shoah, notre présent
est scandaleux. Puisse ce texte apporter la lumière
nécessaire à l’abandon de ce chemin du pire.
Un texte, donc, ni de plus, ni inutile, je
l’espère. Alors pourquoi ce titre? Je passe sur ni
antisémite. L’évidence. Ni philosémite, par
contre, me semble mériter une explication. Tout bonnement parce
que je n’aime pas plus les Juifs que les autres êtres
humains, mais pas moins, que ce critère n’en est pas un
pour moi. Trop simple? Certainement. Ce que j’ai voulu exprimer
par là, c’est mon athéisme profond. Comme
déjà écrit plus haut, je n’ai pas de respect
pour la religion. Croit qui veut. Ma pensée est très bien
résumée par une phrase de Laplace, le
mathématicien, qui, exposant à Napoléon sa
théorie des points d’accumulation, se vit
rétorquer: et dieu dans tout ça? Sa réponse fut
admirable: je n’ai pas besoin de cette hypothèse.
Habile, subtile, sans réponse. En un mot: magistrale.
C’est ainsi que je vois la croyance. Les autres ont
peut-être besoin de cette béquille. Moi, pas. Je suis
d’accord avec Nietzsche: dieu est mort. Il n’est
qu’à voir la disgrâce injuste dans laquelle on le
tient pour comprendre que l’être humain n’est pas
prêt à se passer, lui, de cette hypothèse. Alors ni
philosémite, bien entendu, puisque croire est, pour moi, une
faiblesse. En n’importe quoi. Y compris en le dieu des Juifs.
Pascal Pratz