Une nuit vers l’avenir





Pascal Pratz










Les personnages:

    Max
    Georges
    Honoré
    Amélie














    Une pièce peu éclairée. Un bureau, un homme, mince, négligé,  qui gratte du papier. Sur un coin du bureau, un plateau contenant un bol de soupe, un verre et une carafe d’eau. Un second homme entre, après avoir vaguement frappé à la porte. Il est d’un aspect plus soigné, il a nettement plus d’embonpoint.


Georges : Bonsoir Max.
Max : Bonsoir, Georges. Entre. Prends un siège. Je termine.
Georges :  Tu travailles?...
Max : Tu sais bien. Je n’en ai jamais vraiment terminé. Je suis un bosseur. On ne se refait pas...
Georges :  Tu n’as même pas pris le temps de souper...
Max :  Comme tu vois.... Accorde moi une minute et je suis tout à toi.
Georges : A ton aise.

    Georges prend un siège, s’assoit et soupire. Max écrit nerveusement et, au bout d’un temps assez long, pose la plume.

Max : Voilà... ( Il se sert un verre d’eau ). Tu veux boire quelque chose?
Georges : Tu n’as que de l’eau?
Max : Je ne bois que de l’eau. Mais, si tu veux autre chose, je peux te le faire apporter. Un thé? Une tisane?
Georges : Pouah!... Je préfère un verre de vin.. Ou deux...
Max : Ah! Évidemment, du vin!...
Georges : Évidemment. Tu ne bois jamais de vin?
Max : Non. Il me monte à la tête. Je suis un travailleur frénétique et je ne bois pas de vin. Et, toi, tu travailles peu et tu bois plus que de raison. Malgré notre tâche commune, nous ne nous ressemblons que très peu. Tu as la chance d’avoir un esprit vif. Je suis un besogneux.
Georges : Tu manques surtout de gaieté. Tu devrais boire un peu. Essaie.
Max : Gaieté. J’ai autant besoin de gaieté que toi d’un verre d’eau. Je te fais monter du vin.

    Max ouvre la porte et, depuis le pas, interpelle:

Max : Madame Couverier!... (un temps) .. Pouvez-vous nous monter du vin, s’il vous plaît? (un temps). Une carafe, oui.  (un temps). Non, un seul verre. ( Il referme la porte). Voilà. Ton vin arrive.
Georges : Je te remercie. Bien. Si tu me disais pourquoi tu m’as fait venir. Un entretien particulier avec toi est chose assez rare. Je t’avoue que ton “invitation” m’a un peu fait trembler.
Max : Bigre. On me craint à ce point?
Georges : Comme la peste, Max. Ne fais pas semblant de l’ignorer. C’est à cause de ton côté froid, besogneux. Moi, je dirais méthodique. A cause de ton intégrité inflexible. Tu dis mon esprit vif. Je crois que le tien est passablement affûté. Tu n’oublies rien.

    On frappe à la porte. Entre une jeune fille très jolie. Elle porte un plateau avec une carafe de vin et un verre.

Max : Bonsoir, Amélie. Posez ça là.
Amélie : Bien, Monsieur. Dois-je servir?
Max : Remplissez un verre pour mon ami, s’il vous plaît.

    Elle remplit le verre et le porte à Georges. Georges lui sourit avec une légère concupiscence. Amélie lui rend un sourire poli. Ensuite, elle se dirige de nouveau vers la porte et l’ouvre.

Max : Merci, Amélie.
Amélie : A votre service, Monsieur. ( Elle sort)
Georges : Tu ne l’as même pas vue.
Max : Pardon?
Georges : Cette jeune fille charmante qui vient de traverser la pièce: tu ne lui as accordé aucun regard. Moi qui l’ai observée, je peux te dire que, d’un, elle est vraiment charmante et, de deux, elle t’est toute dévouée. Et toi, tu ne l’as même pas vue.
Max : Je ne regarde pas les femmes comme de beaux objets ou des objets de concupiscence. C’est une personne. S’il s’était agi d’un jeune garçon, je n’aurais pas agi autrement.
Georges : Ce n’est donc pas dû au fait que tu pourrais être inverti..
Max : Si je l’étais, te le dirais-je? Certes non. Mais pourquoi chercher en moi l’explication? Pourquoi ne pas essayer de comprendre que les rapports entre les êtres humains peuvent s’envisager autrement que tu ne le fais?
Georges : Tu bois de l’eau, tu ne regardes pas les femmes, tu n’as pas besoin de gaieté.. et tu te préoccupes du bonheur des Hommes.... Je crains beaucoup tes conclusions.
Max : Je te rassure, Georges, je sais tout de l’anatomie de la jeune Amélie mais, selon moi, il est un temps pour tout. Je ne retire aucun plaisir de regards furtifs sur des poitrines ou des croupes. Pour moi, les femmes ne sont pas des “femelles” et je n’ai aucun goût pour les instincts bestiaux. Je ne trouve pas que l’essence de l’existence se trouve dans la chair ou le vin ou  bien encore la gaieté. Tu as oublié de me faire une remarque sur ma tenue. L’élégance, n’est-il pas, est chose importante pour toi...
Georges : C’est exact, Max. Je trouve qu’on peut être préoccupé du sort d’autrui sans pour autant vivre en ascète. Qu’on peut vouloir améliorer la vie du peuple sans renoncer soi-même au plaisirs de l’existence. Tu sais bien que, sur ce point, tout nous sépare.
Max : Je le sais. Et cela ne m’empêche pas de te considérer comme une personne dont l’avis importe. Je ne me méfie pas, moi, de tes conclusions.
Georges : Bien. Nous ne accorderons pas plus ce soir que les années précédentes. Si tu me disais le pourquoi de ce rendez-vous.
Max : As-tu lu les philosophes, Georges?
Georges : Ma foi, je ...
Max : Les as-tu lus?
Georges : OUI!....
Max : Bien!... Et que penses-tu de leurs considérations sur dieu?
Georges : Fichtre. J’en pense qu’on a là une belle bande de mécréants.
Max : Tu crois en dieu, toi-même?
Georges : Dois-je te répondre? C’est au moins aussi dangereux pour moi que pour toi d’avouer que tu serais sodomite.
Max : Dangereux?
Georges : Que vas-tu décider de faire de ma réponse?
Max : Je t’ai invité ce soir pour une vraie discussion, Georges. Pas pour un procès. Je joue le jeu... Je mets mon coeur sur la table et je comptais que tu en ferais autant. Je ne comprends pas ce que tu as à craindre. Suis-je si redoutable? Ai-je tant de pouvoir?
Georges : Et le pire, c’est que je te crois sincère. Tu as LE pouvoir, Max. Regarde autour de toi. Tous te craignent, tous t’obéissent, tous prennent tes paroles pour des ordres. Tu as le pouvoir absolu. Et tu peux, tu le sais très bien, décider de mon sort, comme de celui de tous les autres. Ne fais pas l’innocent. Quand on en est arrivé à un tel degré de domination, le moins qu’on puisse faire, c’est de l’assumer.
Max : Je n’ai pas voulu ce pouvoir.
Georges : Je veux bien croire que tu ne t’attendais pas à en arriver aussi rapidement à une si absolue réussite. Que tu ne l’aies pas voulu, c’est autre chose. J’aurais plus de mal à le concevoir. Il y a chez toi cette quête vertigineuse de puissance. Ta situation n’est pas que le fait du hasard.  
Max : Je ne veux pas de ce pouvoir pour moi, ma propre cause, mon confort, ma gloire. Tu le disais toi-même: je ne bois que de l’eau, je n’ai aucune gaieté, aucun souci des apparences, aucun penchant pour la chair. Si j’ai le pouvoir que tu décris, ce dont je doute profondément, tu sais à quel point les alliances et les amitiés sont fragiles, je ne l’envisage que comme au service d’autrui, du plus grand nombre, du peuple.
Georges : un despote éclairé est un despote. Éclairé, certes. Mais un despote. Que reste-t-il s’il advient que les lumières s’éteignent? Tu n’as pas conscience du caractère absolu de ton pouvoir. Qu’arrivera-t-il lorsque tu t’en seras rendu compte? Qui sera capable de t’arrêter?
Max : Il n’y aura pas à m’arrêter. Jamais, tu m’entends, jamais, je ne me comporterai en tyran. Je suis assez clairvoyant pour me l’interdire à moi-même.
Georges : Un esprit humain n’est pas capable d’une telle sagesse. Un jour ou l’autre, tu te trouveras dépassé par ce que tu auras toi-même créé.
Max : Donc, tu crois!...
Georges : Une telle obstination, une telle froideur, un esprit si calculateur, c’est à peine concevable. Si je te dis qu’un esprit humain ne peut pas, alors, donc, c’est que j’avoue qu’il existe une forme supérieure d’esprit. Admettons. Je crois. Mais pas au dieu de l’église. A une force qui nous dépasse tous et a tout manigancé. Soit!...
Max : Une force dont tu n’as jamais rien entrevu ni senti mais à qui tu accordes d’emblée plus de crédit qu’à l’un de tes amis de chair et d’os, bien vivant, matériel. Qui ne boit que de l’eau, certes, mais qui est vivant, lui, concret, palpable, accessible à tes arguments.
Georges : Ami? Tu me glaces.
Max : Ne serait-il pas flatteur d’être mon ami?
Georges : Dangereux, Max. Nous savons très bien comment tu traites tes amis lorsqu’ils te déplaisent. Nous avons été amis, Max, au commencement. Notre aventure avait le goût de la joie, alors, nous étions ivres d’espoir. Aujourd’hui, notre pays est noyé de sang, il bouillonne de tumulte, de rage et de cris de vengeance. Non, nous ne sommes plus amis. Des compagnons, tout au plus. Tu sais très bien que je n’approuve pas ton attitude péremptoire, ton absolutisme. Je suis partisan de plus de modération, de rondeur. Tu es trop maigre pour comprendre ça.
Max : C’est vrai, j’avais oublié ma maigreur. Et bien moi, je te considère comme un ami. Une personne à qui je peux m’ouvrir sans restriction.
Georges : Tu as le beau rôle, Max. Tu ne risques rien. Comment serais-tu à ma place? Aurais-tu le courage qu’il faut pour te tenir tête?
Max : J’ai démontré mon courage plus souvent qu’à mon tour.
Georges : Le courage du tribun, Max. Mais le courage physique. Quand ta vie est en jeu, l’aurais-tu?
Max : J’ai risqué ma vie. Souventes fois, je suis allé en prison. A une époque où l’on n’était absolument pas sûr d’en revenir.
Georges : Je te l’accorde. Mais aujourd’hui? Comment agirais-tu si nos rôles étaient inversés?
Max : Comme toi, Georges. Je dirais le fond de ma pensée. Sans craindre de te désobliger ni craindre tes représailles. D’ailleurs, je te ferais remarquer que tu sais de moi des choses tout à fait capables de me nuire. J’ai, quoi que tu en penses, une confiance aveugle en toi. Au nom de ce que nous avons vécu. Mais tu n’es pas obligé de répondre à cette marque de confiance. Je comprends.
Georges : Cela me surprendrait.  Mais passons. La question ne se pose pas, en fait. Si j’ai des raisons de te craindre, je ne t’en crains pas pour autant. Mon côté impétueux. Revenons à notre discussion. Où veux-tu en venir avec ton dieu? Toi, bien entendu, tu n’as aucune foi.
Max : En effet. Je partage les doutes de nombreux philosophes sur son existence. A vrai dire, j’en suis même parvenu à un point où sa non existence m’apparaît comme certaine. Et ce que j’en pense m’amène à me demander si nous n’aurions pas intérêt à répandre cette nouvelle: dieu n’existe pas et ces sornettes ne sont pas bonnes, tout simplement, pour l’homme.
Georges : Tu veux interdire dieu? Rien moins? Il te fait de l’ombre?
Max : Non, Georges. Il ne s’agit pas de moi. Il s’agit du bonheur des hommes.
Georges : Je t’ai déjà fait part des mes appréhensions sur ta conception du bonheur. Interdire la croyance? Mais au nom de quoi?
Max : Georges, tu ne peux pas nier que la religion est une entrave au progrès. N’as-tu pas remarqué à quel point l’église s’est comportée, depuis le début de notre révolution, comme notre ennemi le plus virulent?
Georges : L’église, certainement. Et nous avons d’ailleurs tout fait pour la mettre au pas. Mais l’église, Max, ce n’est pas dieu. Toi, tu veux interdire dieu.
Max : Je ne veux rien à part prendre ton avis. Et surtout pas interdire. Il n’est aucunement question d’interdire de croire mais de démontrer que c’est inepte. De faire triompher la raison.
Georges : Explique moi en quoi il serait pertinent d’amener nos compatriotes à ne plus croire. Le peuple a besoin de croire. C’est pour lui un soutien. Je ne vois pas en quoi tu les aiderais si tu leur enlevais cet appui dont ils ont besoin pour vivre. Explique moi en quoi cela te dérange que le peuple croie.
Max : Cela, Georges, c’est le point de vue d’un homme de pouvoir. Tu m’accusais tout à l’heure de tendre au despotisme et pourtant, c’est toi qui affirme qu’on peut bien laisser le peuple croire parce qu’il en a besoin. Et peu importe que cela soit vrai ou non. Cela, c’est du mépris. Moi, je ne méprise personne et j’ai l’envie de libérer les esprits, quels que soient ces esprits, du peuple, de l’élite. Je ne fais pas de différence. Si la religion est inepte, je veux que tous le sachent. Toi, moi, mais le peuple également. Ma seule motivation, c’est la liberté de penser du peuple. Je juge le peuple assez mature pour lui dire la vérité.
Georges : La vérité, Max? Ta vérité. Car ni toi ni moi ne savons rien de l’existence de dieu. Tu ne veux que remplacer la vérité de l’existence de dieu par ta vérité, qui serait qu’il n’y a pas de dieu.
Max : La raison, Georges. Je veux le triomphe de la raison. Je veux qu’il soit enfin possible de débattre pour savoir, à la lumière de la raison, et non de croyances aveugles et absurdes, si oui ou non l’hypothèse de l’existence d’un dieu est la plus vraisemblable. Je ne veux en aucun cas imposer un point de vue. Je veux que le peuple soit saisi de la question et que, tous ensemble, nous y accordions du temps. Et je ne doute pas de sa conclusion.
Georges : Mais au nom de quoi, Max?... Quelle mouche t’a piqué? En quoi trouves-tu que ce débat est aujourd’hui essentiel?
Max : Vois-tu, Georges, j’en suis arrivé aujourd’hui à penser que tout ce que nous avons fait, cette révolution, le renversement du pouvoir séculaire d’un roi, la prise de pouvoir du peuple, tout cela, ce chemin, que nous n’aurions pu parcourir sans l’appui du peuple, toutes les souffrances que nous lui avons infligées, les deuils, la misère, le sang, tout cela, nous devons aujourd’hui en trouver l’aboutissement. Tu le sais bien, ce que nous avons accompli peut en un jour être aboli. Si demain, mes amis s’avisent de me trahir, ce que je crois possible, si, demain, arguant de ma tyrannie, vous choisissez d’en finir avec moi, ce que je sais probable, conviction qui, je te le ferais remarquer, ne m’empêche pas de m’entêter, vois ici une réponse à ta question sur le courage, si demain, pour finir, le hasard, le sort, décide que c’en est fini de la marche vers la liberté et la victoire de la raison, et bien, vois-tu, Georges, je crains assez fortement qu’il ne soit aisé d’effacer toute trace du très dur combat que nous avons mené, toi, moi, tous, le peuple compris. Si nous nous attaquons à la figure de dieu, alors, Georges, le chemin ne pourra jamais être fait en sens inverse. Nous aurons gagné, pour les siècles des siècles. Jamais plus le retour à l’ancien régime ne sera possible. Ne crois-tu pas que c’est une tâche qui en vaut la peine?
Georges : Ma postérité, Max, tu vois, je m’assois dessus.
Max : Mais qui te parle de TA postérité? Ou de la mienne? C’est de la postérité de notre oeuvre dont il s’agit. Une oeuvre de justice, de raison, une oeuvre universelle. Ne souhaites-tu pas qu’elle te survive?
Georges : Certes. Je n’ai aucun doute. Mais je n’entrevois toujours pas en quoi l’existence de dieu est ici en question.
Max : C’est que, Georges, vois-tu....



    Il s’interrompt. On a entendu un bruit de pas derrière la porte. Max se déplace et l’ouvre. On découvre Honoré,  un homme très âgé, très “rond”, à la tenue très soignée.




Max : Honoré, vieux brigand. Vous écoutez aux portes?
Honoré : Heu.... Je dois à la vérité de dire que je suis ici depuis un moment. Je m’arrangeais et tournais dans ma tête les idées avant que de vous les exposer, Max...
Max : Et vous n’avez rien entendu....
Honoré (il entre): Peu de choses, peu de choses... Bonsoir Georges.


    Max referme la porte.


Georges : Bonsoir, Honoré...
Max : Allons, Honoré... Nous savons tous très bien que vous avez tout  entendu...
Honoré : La tonalité générale, rien de plus....
Max : Honoré, vieux grigou, je vous en prie. Ne jouons pas au chat et à la souris. Votre sens de la périphrase est maintenant connu de tous. Vous n’escomptez pas nous berner après tant d’années. Georges et moi savons très bien que vous êtes derrière cette porte depuis un long moment et que vous nous avez entendus discourir. Si vous nous donniez votre point de vue?
Honoré : J’aimerais d’abord m’asseoir, si vous le permettez. Le grand âge.
Georges : Vieux chat!... Approchez, approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. Nous avons lu Monsieur de La Fontaine, Honoré. Bas les masques. Vos conclusions!....
Honoré : Bien, je vois que vous n’avez aucune pitié.... De votre part, d’ailleurs, cela ne me surprend pas. Ne suis-je pas ici dans l’antre du glacial et inflexible animal logique. Et je ne m’attendais pas à vous y trouver réunis. L’hydre bicéphale. Si je l’avais su....
Max : Tu vois, Georges, que je ne suis pas le seul... Tu es également perçu comme ce que tu n’es pas...
Georges : Passer pour une brute obstinée aux yeux d’Honoré n’est pas rédhibitoire. Je connais sa réputation et son sens du compromis.
Honoré : Messieurs! Messieurs!  Je vous en prie. Je ne me suis pas déplacé à cette heure avancée pour subir un procès. De grâce!
Max : Et si vous nous disiez l’objet de votre visite, Honoré?
Honoré : C’est que... je n’avais pas prévu, ainsi que je l’ai déjà dit, que notre ami Georges se trouverait séant. Ce que j’avais à dire vous était plutôt réservé, mon cher Max...
Georges : Si je suis de trop, je peux laisser la place...
Max : Je te prie de n’en rien faire. Notre ami va reprendre ses esprits et nous exposer sa requête.
Honoré : Non, vraiment, je vous assure, Max... J’attendrai une autre occasion.
Max : Comme il vous plaira. Puisque vous êtes maintenant parmi nous et que vous avez fortuitement entendu la “tonalité générale” de notre conversation, dites nous au moins ce qu’elle vous inspire. Bien qu’inopiné, votre avis peut se révéler intéressant.
Honoré : Et bien, pour être franc.. (il est interrompu par Georges)
Georges : Voilà qui commence bien mal. Franc? Vous?
Honoré : Accordez moi quelque crédit, cher Georges. Si j’annonce que je vais l’être, c’est que, en général, je me prépare à l’être. Pour être franc, donc, mon cher Max, je vous savais fou, obstiné, déterminé à l’extrême, mais à ce point, ça, non, je ne l’aurais pas cru. Songez-vous réellement, sérieusement, à priver le peuple de la religion?
Max : J’y songe.
Honoré : Vous n’avez pas l’ombre d’une chance. Lancez-vous dans cette folie et vous y perdrez la tête.
Max : La raison de cette certitude?
Honoré : L’Homme est un animal croyant. Jamais vous ne parviendrez à chasser de son esprit ce penchant. L’Homme, par nature, est enclin à croire plutôt qu’à connaître. Chacun d’entre nous, mon cher. Avez-vous, vous-même, idée de la limite au delà de laquelle vous cessez de raisonner pour croire?
Max : Je veux bien admettre que j’ai foi en quelque chose. Est-ce croire?
Honoré : Penser que l’on peut chasser l’idée de dieu de l’esprit des Hommes, ne serait-ce pas croire, Max? Est-ce bien raisonnable? Au sens de la raison?
Max : Je le pense. Si dieu n’existe pas, certitude qui ne peut naître que de l’exercice de la raison, alors, le proclamer et agir en conséquence est “raisonnable”.
Honoré : Avez-vous, en outre, songé aux conséquences d’une telle affirmation? Aux conséquences politiques.
Max : Qui seraient?
Honoré : Multiples, mon cher, quasiment innombrables. D’abord, l’étranger. Quelle serait, selon vous, la réaction des puissances étrangères si vous vous attaquiez à dieu? Je ne vous donne pas plus d’un mois de survie. Et les églises? Savez-vous bien à quel point ces institutions sont puissantes? Leur pouvoir de nuisance? Elles auraient tôt fait de mobiliser contre vous tous les citoyens français. Et vous-même, mon cher. Ne voyez-vous pas qu’une grande partie de votre pouvoir vient de cette propension qu’ont les Hommes à croire? Ôtez-leur la croyance, offrez leur la liberté totale et dites moi comment, maintenant, vous pouvez les gouverner. Je ne vous accorde pas une chance. Si cette folie vous a vraiment pris l’esprit, réfléchissez, mon cher Max, pesez bien le pour et le contre et ne prenez votre décision qu’au nom du possible et non de votre idéal. Soyez pragmatique. Je suis sûr que vous comprenez. Que valent vos convictions, seraient-elles profondes, auriez-vous raison, par rapport à l’avenir concret de tout ce que nous avons entrepris? Cela vaut-il le coup de tout mettre par terre? Réfléchissez bien.
Max : Je reconnais ici votre sens de l’arrangement. Je ne suis pas convaincu, vous vous en doutez. Je continue de penser que tuer dieu est maintenant la chose à faire, celle qui assurera la pérennité, justement, de notre entreprise.
Honoré : Réfléchissez bien, Max.  Votre seule chance, ce serait de créer une autre croyance. Mais, dans ce cas, expliquez-moi ce qui aura changé, à la fin? Une religion, une autre.
Max : Créer une croyance? Mais ce serait pire que tout.
Honoré : Je le pense. D’autant que, comme je vous vois, si vous aviez idée d’une nouvelle religion, je crains de comprendre qui en serait le nouveau dieu.
Max : Et tu te plaignais, Georges, du manque de franchise de notre invité surprise!...
Honoré : Aurais-je déclenché l’ire légendaire du prince?
Max : Dans tous les cas, on peut vous reconnaître de l’avoir bravement tenté...
Honoré : Je suis sûrement l’un des rares à pouvoir le tenter. Vous savez bien que vous ne pouvez rien contre moi. Mon courage en est d’autant diminué.
Max : Et bien non, cher Honoré, vous ne déclenchez aucune colère. Et je suis homme assez tempéré pour supporter la critique. Peut-être est-ce ici la plus grande surprise pour vous. Non, cher Honoré, je ne me vois d’aucune sorte ni dans la peau d’un dieu ni dans celle d’un prince. Je n’ai jamais envisagé de remplacer le culte pour dieu par un culte pour ma personne. Ni aucune autre. Ma conviction, c’est que la croyance est absurde, avilissante, aliénante. Elle est un obstacle à l’exercice du libre arbitre de chaque humain, à sa liberté, à l’avenir même de l’humanité. Ma conviction, c’est que, quoi que vous en disiez, le jeu en vaut la chandelle: nous avons tout à gagner en écartant définitivement des esprits de nos concitoyens la notion de dieu. Et que, malgré ce que vous en pensez, qui plaiderait plutôt, d’ailleurs, en faveur de mes arguments, je vais m’y employer.
Honoré : Je n’aurai pas réussi à vous mettre en colère mais votre entêtement, cela, je l’aurai vu. Réfléchissez bien Max. Réfléchissez bien. Messieurs, votre compagnie m’est agréable mais j’ai encore à faire. Je vous salue.

    Honoré se lève avec peine, se dirige vers la porte, après avoir longuement regardé Max et Georges dans les yeux, l’air de continuer à leur dire: réfléchissez bien!



Max : Encore à faire, n’est-ce pas? Combien de maîtresses et de quel âge dans la voiture qui vous attend en bas?
Honoré : Jugez, mon ami, jugez. Si vous aimiez les femmes, vous sauriez à quel point ce n’est pas si aisé qu’on le croit.
Max : On peut aimer les femmes et, pour autant, ne pas s’adonner au libertinage, Honoré.
Honoré : Le libertinage ne serait pas sans la religion, Max. Réfléchissez bien. Je vous souhaite la bonne nuit. Qu’elle porte conseil.



    Honoré sort.



Georges : Je t’avoue que le silence gêné d’Honoré m’a fait froid dans le dos. De quoi venait-il te parler? Serais-tu déjà en train de comploter dans mon dos?
Max : Georges, Georges, pourquoi tant de défiance? Je t’assure, tu te trompes. je ne suis pas ton ennemi. Et je n’ourdis aucun complot contre toi. Ce que nous avons accompli, nous l’avons accompli ensemble toi et moi. Je n’ai aucune raison de me défier de toi. Si j’ai tenu à parler avec toi, ce soir, c’est bien parce que ton avis vaut pour moi autant que le mien.
Georges : De quoi venait-il t’entretenir?
Max : Je n’en ai aucune idée, je le promets. La main sur le coeur. Comme je le connais, il pouvait s’agir de me demander une faveur pour l’un de ses nombreux bâtards, l’une de ses maîtresses, que sais-je? Tu sais l’ampleur du personnage. Il n’hésite jamais à grenouiller. Honoré fait aujourd’hui partie des notable mais, comme tu le sais, il est suffisamment fourbe pour que nous puissions prédire que, si celle révolution n’avait pas eu lieu, il serait néanmoins dans les allées du pouvoir. Ce qui n’est pas notre cas. Il n’a qu’un seul intérêt, le sien. Ce qui n’est pas notre cas non plus. Ni le mien ni le tien. J’en suis persuadé. C’est pourquoi je ne me défie aucunement de toi, comme tu sembles le croire.
Georges : Je connais le personnage, en effet, et c’est pourquoi, le voyant s’inviter chez toi au milieu de la nuit, je m’imagine qu’il doit s’agir d’une affaire assez importante.
Max : Tu ne me crois pas, n’est-ce pas?
Georges : J’ai quelque difficulté.
Max : Georges, je n’ai aucune raison. Je pourrais choisir de ne plus être ton ami si, par exemple, tu devenais aussi intéressé qu’Honoré, pour un manquement à la morale révolutionnaire, si tu t’enrichissais en volant le peuple. Je ne sache pas que ce soit le cas.
Georges : Le problème, Max, c’est que tu serais alors le seul à en juger. Honoré te l’a fait remarquer, tout à l’heure : tu as l’âme d’un juge. Et, face à toi, il est bien difficile de faire valoir ses arguments en défense. C’est vrai, Max, je me défie de toi. Parce que je porte au fond de moi cette certitude qu’un jour ou l’autre je passerai dans le camp de tes ennemis. Je ne me demande pas “si”, je me demande seulement “quand”?
Max : Mais je t’assure, Georges. Pour l’instant, je ne vois rien qui puisse t’indiquer ne serait-ce que l’ombre d’un doute sur mon amitié pour toi.
Georges : Pour l’instant...
Max : Je vois que je ne te convaincrai pas. J’en suis fort triste. Quoi qu’il en soit, Georges, tu peux être rassuré. Je suis ton ami. Que penses-tu des objections de ce cher Honoré?
Georges : Je ne les trouve pas toutes fausses. Verse-moi un nouveau verre de vin, s’il te plait.


    Max sert le vin. Il ne dit rien. Son attitude et son regard montrent une certaine désaprobation. Il porte le verre à Georges.


Max : Tiens.... Ton indispensable breuvage...


    Georges ne répond rien et lève son verre à la santé de Max.


Max : Je t’écoute... Honoré...
Georges : Il a raison sur beaucoup de points. Ton projet nous mettrait en danger avec l’étranger. Jamais les royaumes qui nous entourent ne toléreront un tel affront. Leur rage en serait décuplée. Nous devons nous préparer à une réaction probablement agressive. Ton projet serait également un point de déstabilisation à l’intérieur des frontières. La foi est encore très ancrée dans le peuple. Il se pourrait qu’il soit perçu comme une atteinte aux libertés. Les contre-révolutionnaires auront tôt fait de s’emparer de ce mécontentement pour fédérer des troupes. Honoré a raison. Il te faut réfléchir intensément.
Max : Il NOUS faut.... Si je t’ai invité, c’est précisément pour que nous en pesions, ensemble, tous les avantages et les inconvénients.
Georges : J’ai beaucoup de mal à entrevoir les avantages, je te l’avoue... Quel serait le but?
Max : Comme je te l’ai déjà dit: assurer la pérennité de notre révolution. Interdire définitivement un retour à l’ancien régime.
Georges : En quoi l’éradication de l’idée de dieu pourrait-elle assurer l’avenir de notre révolution?
Max : Georges, nous avons déposé le roi puis jugé le roi puis exécuté le roi. Dois-je te rappeler que le roi, en France, prétendait, jusqu’à notre intervention, détenir son pouvoir de dieu : de droit divin, Georges.
Georges : Mais nous l’avons fait. Nous sommes passés outre le droit divin. Nous avons nié le droit de dieu. Pourquoi ne serait-ce pas suffisant?
Max : Si demain, par malheur, la contre-révolution finissait par triompher, qu’est-ce qui empêcherait un nouveau roi de s’affirmer de nouveau légitime de par le droit d’un dieu?
Georges : Je n’envisage pas, pour l’instant, le triomphe des contre-révolutionnaires.
Max : Peut-être manques-tu un peu de réalisme. Ouvre les yeux, Georges, notre oeuvre est en péril. Chaque jour, chaque instant, les choses peuvent basculer. Pour l’instant, je la sens plus que fragile. Nous devons , c’est un devoir, penser à son établissement définitif. C’est une tâche obligatoire. Tu crois que je ne sais pas ce qu’on dit de moi? Tu crois que je n’ai pas entendu Honoré, tout à l’heure, m’affubler du titre de “prince”, me soupçonner de vouloir établir un culte basé sur ma personne? Je sais tout cela. Et je sais aussi que, demain, il se pourrait que, par un renversement d’alliances, des trahisons orchestrées, je me retrouve sur le banc des accusés. Je sais qu’il se pourrait que l’histoire ne retienne de moi que l’image d’un tyran sanguinaire. Parce que j’aurai, avec d’autres, semé la graine de la libération de l’être humain, bouleversé l’ordre immuable du pouvoir des puissants. Et j’affirme que notre devoir est aujourd’hui de nous attaquer à l’image de dieu. C’est par ce biais que nous accéderons au succès, à la réalisation de notre projet, que nous assurerons son avenir.
Georges : Je ne suis pas certain d’être préoccupé par l’image que l’histoire gardera de moi.
Max : Moi non plus, Georges. Ce que je crois, c’est que l’on se servira de mon image pour condamner l’oeuvre. Et cette guerre que nous devons mener en Vendée? Crois-tu qu’elle pourrait avoir lieu si tous les citoyens français étaient unis dans la négation de l’existence d’un dieu? Ne vois-tu pas, là encore, la preuve de la nécessité d’en finir avec dieu? Crois-tu en dieu, Georges? Ton intime conviction.
Georges : Probablement pas.
Max : Je le sais. Et tu as choisi pour le démontrer une autre voie que la mienne. Tu n’es pas très respectueux des enseignements de la religion.
Georges : Je sais, moi aussi, ce qu’ont dit de moi: le débauché.
Max : Ni toi ni moi ne croyons en l’existence d’un dieu et c’est ce qui importe. Parce que, de ce fait, nous savons toi et moi que l’église n’est rien d’autre qu’une force politique, un mensonge établi par des hommes pour asservir d’autres hommes, les manier, les contraindre. Nous n’avons fait ce que nous avons fait que pour un seul but, Georges: libérer l’être humain du joug de l’ancien régime. Nous devons, tu m’entends, nous devons, tout tenter pour mener cette tâche à bien. Selon moi, cela passe par la mort de dieu après celle du roi.
Georges : En admettant que tu aies raison, la question du comment reste posée. Comment procéder? Comment régler les immenses problèmes que cette décision ne manquera pas de générerer?
Max : Je ne crains pas l’étranger. Les puissances étrangères sont déjà presque toutes mobilisées contre notre révolution. Je ne vois pas ce qu’elles pourraient faire de plus.
Georges : S’appuyer sur une contestation intérieure. Mobiliser des troupes parmi nos propres citoyens. Comme en Vendée. La réunion du problème interne avec l’externe.
Max : C’est pourquoi nous devons agir à l’intérieur, et rapidement.
Georges : Voudrais-tu décréter la foi hors la loi, multiplier encore les procès, les exécutions?
Max : Non, Georges. Cela, ce serait prendre effectivement le risque de braquer les consciences contre nous. Il nous faut éduquer, instruire, convaincre.
Georges : Je crains qu’une vie n’y suffise pas. Tu disais rapidement.
Max : Honoré avait raison, tout à l’heure: notre seule chance est de proposer autre chose. Un autre culte.
Georges : Tu veux remplacer le christianisme par un autre culte? C’est une idée surprenante. Tu dis toi-même qu’il ne faut pas croire. En quoi est-ce le triomphe de la raison que de remplacer une dévotion par une autre?
Max : Temporairement, Georges. Ce serait un subterfuge.
Georges : Et, pour sortir de ce nouveau culte, quoi? En inventer un autre, de nouveau? Tu ne libères rien. Tu ne fais que déplacer l’objet du culte. Et dis-moi, est-ce que, par hasard, tu aurais une idée sur le nouvel objet de culte?
Max : Me soupçonnes-tu, comme Honoré, d’être capable de m’erriger en dieu vivant?
Georges : Je pose la question. Je suis sûr que tu as une idée et je veux savoir cette idée.
Max : Mon idée serait de créer un culte laïque de l’Homme. De l’Homme libre, instruit, tenant de la raison, de l’Homme idéal, auquel je propose de donner le nom d’Homme nouveau.
Georges : Tu veux inventer une mystique révolutionnaire? Tu ne penses pas que tu es sur le point de franchir le Rubicon? Est-ce bien à la portée d’un être humain que de créer une mystique? Ne crains-tu pas de t’éloigner un peu de la raison qui t’est si chère, et d’y perdre la tienne, de raison?
Max : Georges, la mystique déiste EST une invention des Hommes. Ce que des Hommes ont fait, d’autres peuvent le défaire, d’autres peuvent le copier.
Georges : Ces Hommes-là ont pour eux des siècles, Max... Nous ne les avons pas.
Max : Nous sommes révolutionnaires, Georges. Nous voulons abolir le passé. Cette tâche ne peut pas être trop grande pour nous.
Georges : Tu ne m’ôteras pas de l’idée que nous sommes au bord de la folie.
Max : La folie, ne serait-ce pas de ne pas changer cela aussi? Ne serait-ce pas rêver que de croire à cette idée que notre oeuvre nous survivra alors que nous ne l’avons pas encore menée à son terme?
Georges : Nous avons déjà fait tellement, Max. Tu n’es pas satisfait de tout ce qui a été réalisé? Quand tu te retournes, ne vois-tu pas l’immense tâche que nous avons accomplie? Ne crois-tu pas que nous avons fait notre part? Ne fais-tu aucune confiance à ceux qui nous suivront? Allez, je te l’avoue, je suis las. Et je pense que nous avons fait tout ce qui pouvait l’être. Je vois, me retournant, que cette oeuvre ne peut plus être abolie.
Max : Je regarde rarement en arrière, Georges. Et non, je n’ai pas la conviction que ce que nous avons fait sera poursuivi. Pas encore.
Georges : Et le moyen de tracer le chemin de l’avenir, ce serait de promouvoir le culte de L’Homme Nouveau?
Max : Oui, Georges. J’en suis certain.
Georges : Mais qui serait, au juste, l’Homme Nouveau?
Max : C’est l’Homme né de la révolution. Il ne croit plus en aucun dieu, ni aux superstitions de toutes sortes, il sait lire, écrire, il a lu les philosophes, il pense que le pouvoir appartient au peuple qui est seul souverain, il pense que nous sommes tous égaux, la loi est son horizon, il refuse les privilèges, tous les privilèges, il pense que toute peine mérite un salaire juste, il refuse le pouvoir de l’argent. Pour le peuple, il est l’idéal vers lequel chacun veut tendre. Il est libre, heureux, en paix. Pour lui, l’existence est le lieu du bonheur qui n’est plus remis à l’au-delà. Il est inscrit dans son temps, il vit, il jouit de la vie.
Georges : Un idéal, en effet. Mais pourquoi un culte?
Max : Cet Homme-là doit ête montré en exemple, célébré, désigné comme l’idéal humain, révéré. Un culte parce qu’il nous faut, au moins dans un premier temps, remplacer le culte déiste par un autre. A terme, tous les Hommes seront ainsi que je l’ai défini. Et le culte tombera de lui-même. Il nous faut ce culte, Georges, il nous faut l’instituer. Avec lui, la révolution deviendra éternelle. L’éternité, Georges, ne serait-ce pas ce à quoi les Hommes croient au travers d’un dieu? Si nous réussissons, l’éternité sera humaine. N’entrevois-tu pas la portée de cette perspective?
Georges : Ce que j’entrevois, c’est ta passion. Presque une foi. Es-tu certain de la rationalité de ton enthousiasme?  
Max : Je suis on ne peut plus concret, Georges. Je sais avec une conviction presque absolue qu’il n’est aucun dieu au ciel et, ainsi que tu peux le constater, je suis prêt, pour parvenir à le faire admettre, à utiliser un leurre. C’est un compromis. Et politique, ce compromis.
Georges : Je te l’accorde. C’est plutôt contraire à ta réputation.
Max : Ma réputation!... Qui sait vraiment ce que je suis? Me connais-tu, Georges? Crois-tu qu’après toutes ces années communes, je te connaisse véritablement? Le tréfonds de toi?
Georges : Je ne le crois pas.
Max : Et tu as raison. De la même manière, garde toi de croire que tu me connais. Je suis bien pire que ce que ma réputation ne laisse paraître.
Georges : Ça, je veux bien le croire.
Max : J’en aurai décidément beaucoup entendu ce soir.
Georges : Admettons, Max, que tu aies raison. Il nous faut cette étape supplémentaire. De toutes manières, ta conviction est si profonde que je commence à comprendre que tu le feras, avec ou sans moi. Je t’accorde donc le doute: admettons que tu aies raison. Nous instaurons le culte de l’Homme Nouveau. Comment? devient la question.
Max : C’est très simple. Nous choisissons un citoyen issu du peuple qui sache lire, ait lu les lumières, ne croie pas en dieu, soit convaincu du bien fondé des valeurs révolutionnaires et nous en faisons l’archétype de l’Homme Nouveau. Nous instituons une fête nationale, le jour de l’Homme Nouveau, ou tout autre titre, à définir, et, une fois par an, nous célébrons, nous portons aux pinacle, nous exhibons, tous les Hommes Nouveaux produits par notre révolution et parrainés par celui que nous aurons choisi. Le peuple les prend pour exemple et, peu à peu, se distille dans le peuple, par désir d’imitation, l’idéal humain.  En quelques années, tout ce qui ne ressemble pas à cet idéal est d’abord dénigré puis rejeté. Nous avons alors réussi: le peuple est libéré de sa croyance et son idéal est terrestre.
Georges : Et tu penses que le simple fait de promouvoir l’image d’un homme différent suffira...
Max : Non, bien sûr. Mais nous accompagnerons cette promotion de la création d’un art pictural, théatral et sculptural , d’une littérature, d’articles dans les bulletins révolutionnaires, d’un discours récurant, tous en accord avec les principes nouveaux. Un monde propre à l’Homme Nouveau.
Georges : Si on considère l’idée, peut-être peut-elle fonctionner, en théorie. Mais nous ne pourrons en rester à l’idée. Il faudra bien que le concret prenne le pas. Et qu’en sera-t-il alors de l’idée? Elle se sera perdue. Cette bonne idée deviendra un cauchemar. Crois-tu que les idées peuvent, à ce point, changer le monde?
Max : Qu’avons-nous fait si ce n’est changer le monde avec des idées? Celle-ci sera la plus belle de nos idées.
Georges : Bien que très circonspect, Max, je veux bien te laisser la mettre en oeuvre. Ne compte pas sur moi pour la défendre. Je t’assure de ma bienveillante neutralité. Si tu as raison, en effet, de penser que l’Homme serait plus libre sans dieu, je ne crois pas, comme toi, qu’on puisse décider de l’éliminer, de l’effacer, d’en faire une superstition du passé. Je crois que ton idée est autant porteuse d’avenir que de malheur. Je crois que ni toi ni moi ne pouvons savoir où nous mettons les pieds. Mais j’accepte. As-tu préparé un texte que tu pourrais présenter au comité?
Max : J’y travaillais tout à l’heure. Il sera prêt demain matin. Je te remercie de ta confiance, Georges.
Georges : Il ne s’agit pas de confiance, Max, il s’agit de compromis. Comme te l’a conseillé tout à l’heure Honoré, je t’enjoins à mon tour de bien réfléchir aux conséquences de ce que tu vas mettre en branle. Certes, nous n’avons pas besoin de dieu. Mais avons-nous besoin d’une guerre contre dieu? Pour une fois, retourne-toi et constate le chemin parcouru. Pense encore une fois à mon objection: n’avons-nous pas fait assez? N’est-il pas temps de nous accorder un répit avant d’entamer le bouleversement radical que tu proposes? Il se fait tard, Max. J’ai une femme et des enfants. Ils m’attendent. Je souhaite que tu aies raison. Je souhaite que tu ne nous précipites pas dans un chaos dont tu n’entreverrais pas aujourd’hui l’ampleur. J’espère que cette soirée ne sera pas à marquer d’une pierre noire. J’espère que l’avenir me donnera raison de ne pas t’avoir résisté. J’espère que toi et moi resterons liés et que nos rapports resteront cordiaux. J’espère ne pas me tromper.  
Max : Merci, Georges, de ton audace et de ta confiance en l’avenir. Après cette soirée, c’est inévitable, nous resterons tous deux dans l’histoire comme les auteurs de la plus belle idée jamais inventée. Confiance, Georges, en nous, en toi, en moi. Je te remercie encore.
Georges : Tu vas le faire, n’est-ce pas? Rien n’y fera. J’aimerais partager ton enthousiasme. Bonne nuit.
Max : Bonne nuit, Georges.

    Max se remet au travail à peine la porte refermée. Il écrit frénétiquement en souriant.




                        FIN