Nécessité de Nietzsche et contingence de Marx.
L’idée de base de ce texte me vient
d’un dialogue animé avec un ami assez critique sur
certaines de mes convictions. Au cours de ce dialogue, je lui ai, sans
plus y réfléchir, asséné l’argument
péremptoire selon lequel la lutte de classe est de l’ordre
de la contingence. Cette idée ne tombait pas des nues. Elle
était une réponse, à mon avis assez
opérante, sur l’opposition assez stigmatisée entre
Nietzsche et Marx. Vous savez ce qu’il en est des idées.
On les profère, on les croit expulsées, alors qu’en
fait, elles nidifient, regroupent insidieusement autour
d’elles toutes les autres idées qui s’y
rattachent, finissent par faire un bloc de pensée qui, un jour
où l’autre, resurgit sous les traits d’une nouvelle
conviction apparemment très étayée, ce qui
n’est que faux-semblant. Elles demandent simplement de
l’attention, qu’on se préoccupe d’elles,
menaçant, sinon, de continuer de conquérir
l’ensemble de vos neurones. Cette idée renaît, avec
l’évidente demande d’être
réexaminée.
Si la lutte de classe est contingente, alors,
qu’est la nécessité? Le contraire de contingent
étant, pensée réflexe, la nécessité,
le débat se pose d’emblée en termes de
manichéisme. A quoi servirait donc de trouver l’inverse?
Surtout si , première pensée, l’opposition portant
sur la différence entre Marx et Nietzsche, le réflexe
impose de réfléchir à la question: en quoi
Nietzsche pourrait bien être le contraire de Marx? Piste
stérile? A priori, oui. Mais les à-priori, vous voyez
bien. On les rejette d’un revers de main, parce que ce sont des
à-priori et qu’on a de l’éducation. Total,
ils vous reviennent illico en pleine face avec encore plus de violence.
Très délicat problème que d’analyser ses
à-priori en toute quiétude. D’abord, renoncer
à avoir l’air intelligent. Suivre ses à-priori,
serait-ce pour les étudier, n’est pas très
valorisant. Tout le monde a des à-priori. Les écouter,
c’est prêter le flanc au paradoxe vital: expliquer aux
autres que ses à-priori à soi valent plus
d’attention que ceux des autres. En général, si
l’on n’est pas équipé, à ce point du
dialogue intérieur, on saute un cran qui vous emporte dans le
clan des “fêlés” égocentriques. Donc,
avant de manipuler ses à-priori, on est prié
d’attacher sa ceinture, de vérifier qu’on est en
bonne santé, de manger quelques légumes, parce que
ça rend intelligent. C’est Nietzsche qui le dit.
Là, donc, je vous entraîne, je tente,
pour le moins, de vous entraîner sur le chemin de la remise en
cause de mon propre à-priori. Et si Nietzsche était
véritablement le contraire de Marx? D’un point de vue
sémantique, la démonstration est assez aisée. Si
Marx est contingent, si Nietzsche est nécessaire, c’est
évident, ils sont contraires. En quoi Marx est-il contingent? Il
fait partie de la partie de la pensée qui pouvait ou non
survenir. En quoi Nietzsche est-il nécessaire: sa pensée
ne pouvait manquer de survenir un jour ou l’autre.
Démonstration terminée. L’un nécessaire,
l’autre contingent. J’ai vaincu. Ils sont bien
opposés. Manque de chance, je me suis vu penser. Je viens de
schématiser. Non pas raisonner. Vouloir démontrer. Or,
j’espère que vous le savez, tout est démontrable.
En s’appuyant sur des extraits de Marx, de Nietzsche, des deux
ensemble, je vous fous mon billet que je parviens à vous
démontrer n’importe quelle idée. Y compris celles
qui me font horreur. D’ailleurs, faire horreur, c’est
déjà un jugement. Attention, nous voici, si vous
m’avez suivi, au royaume où plus rien ne tient. Toutes les
prises sont foireuses. Terminé. Nous avons sauté dans le
vide. En une demi-page, c’est un exploit!.... Et en une
demi-phrase, j’y retourne...
Le mieux, dans un tel cas, c’est de demander
leur avis aux intéressés. De Marx et de Nietzsche, ne
restent que les écrits. Relisons. Mais de la pensée de
Marx ou de Nietzsche, par contre, restent des adeptes. Si l’on
interroge les marxistes, le doute se confirme. Nietzsche, c’est
l’horreur, encore, personnifiée. L’individualisme
n’est porteur d’aucune solution. La solution, c’est
l’effacement de soi devant la loi du nombre. La loi du
collectivisme. Bien!... tiens!... Voyons du côté des
nietzschéens... La même, en couleur. Le marxisme, au
secours!.... Aucune loi universelle ne peut être basée sur
l’intérêt du groupe, la négation de
l’individu... Tiens!.... Eux, en tous cas, les deux, je veux
dire, ils sont assez d’accord avec mon à-priori. Les
gémonies, d’un côté comme de l’autre.
Quand je pense que c’est moi qu’on renvoie à mes
contradictions... Bon!... Au fait, je m’aperçois
d’une chose, pas anecdotique pour un sou. Pourquoi
m’intéressé-je à l’apparente
opposition entre Marx et Nietzsche? Désolé, j’avais
omis de vous dire que, comme ça, à première vue,
les deux coexistent en moi. La culture, mon cul, disait Sartre, par
ailleurs assez touché par le marxisme et par Nietzsche,
tiens!..., pensée complétée par un appendice
beaucoup plus intéressant : la production humaine, serait-elle
constituée de livres, ne peut être
considérée, par à-priori, comme plus
intéressante que ce qu’il fait, chaque jour, sur le
pot.... Ça, c’est ce que je considère, sans
contestation, comme une démission. On démissionne quand
on veut, sur le sujet qu’on veut. On claque la porte si on veut.
Ce qu’on devrait faire, ensuite, c’est passer la main. Ce
que Sartre n’a pas fait. Peut-être a-t-il eu raison. Son
“plaidoyer pour les intellectuels” est postérieur
à sa prise de conscience. Il n’en est pas moins
indispensable, dans sa tentative d’exprimer que, bien
malgré eux, certains des humains, les intellectuels, c’est
ainsi qu’il les nomme, réunissent en eux l’ensemble
de la problématique de la pensée humaine, ce dont ils
ont, on les comprend, bien du mal à se dépêtrer.
Voilà Freud. Tiens, si Nietzsche est l’inverse de Marx,
où se situe donc Freud? Je note... En attendant, donc, me voici
dans la peau, position argumentée par Sartre, excusez-moi du
peu, dans la position de celui qui aurait dans le crâne une vue
assez panoramique de la problématique et qui désirerait
vous la faire partager. Un tout petit rien. Sartre est resté en
route. L’avantage que je lui accorderais, c’est de ne pas
avoir sombré dans le mythe de l’absurde, comme son petit
camarade Camus. La contradiction qu’il a levée, au moins,
Sartre a eu le talent de l’assumer. Nous sommes
dérisoires, c’est entendu. Le moins que nous puissions
faire, c’est de tenter de l’être magnifiquement.
Sartre a refusé le Nobel (sous-entendu: ce que Camus n’a
pas fait, lui!...). Moi, si on m’attribuait le Nobel... Ça
y est, vous n’avez pas vu le piège... Dans la
dernière phrase, vous n’avez vu que “moi” et
ignoré le “si”. Vous vous êtes dit:
c’est quoi ce benêt qui croit qu’il pourrait avoir le
Nobel? Ben oui, mais je me suis mis à l’abri, en
vérité... J’ai mis un “si”.... Si ma
tante en avait , on l’appellerait mon oncle, avec des
“si”, on mettrait Paris en bouteille, etc.... Vous croyez
m’apprendre quelque chose en me rappelant que je n’aurai
jamais le Nobel? Allez, je vous pardonne, on n’est qu’au
début.. Vous n’avez pas encore tout à fait
excité votre sagacité. Mais bon, il va falloir, hein, je
vais pas m’arrêter au détour de tous les mots pour
vous rappeler à l’ordre. Oui, oui,... bien!... Mon
ordre... Pas le vôtre!... Vous voyez, quand vous voulez!... Vous
allez me répondre, parce que votre pensée en est encore
à la différence entre Camus et Sartre, que Camus, lui , a
été plus clairvoyant pendant la seconde guerre
mondiale... et que Camus, lui, n’a pas collaboré... A quoi
je réponds une seule date: la brouille ne date que de 1952...
C’est assez tardif. Sartre disait: à force de ne
dénoncer que des petites bêtes, on ne dénonce plus
rien du tout. Il parlait de “la peste”, une soi-disant
allégorie sur le nazisme. Là où Camus
déraille, c’est quand il sombre dans l’absurde. Ce
n’est pas parce qu’on ne comprend plus rien qu’il
n’y a rien à comprendre. Là, Camus est
débordé par sa propre posture. Sartre lui a donné
quitus du fait que, effectivement, certains d’entre les humains
ont une appréhension plus ou moins globale de l’ampleur du
problème. Il ne sait pas s’en dépatouiller et il en
conclut un peu rapidement qu’il n’y a rien à
comprendre. Vous savez quoi? Si ça se trouve, c’est
vrai!... Il n’y a rien à comprendre. Êtes-vous
certains que vous en êtes arrivés à un niveau
suffisant pour conclure? Moi, c’est exact, non!... Mon
problème?
Là, je vous vois, vous commencez à
vous demander où je cherche à vous entraîner...
C’est vrai, où sont Nietzsche et Marx? Vous le faites
exprès? Non, c’est inné? Bien. J’ai
encore du mal.... On est en plein dedans, mes chers amis. Ils ont tous
les deux lu Nietzsche. Ils ont tous les deux un positionnement par
rapport à Marx. Sartre, par circonspection, sent que Marx a dit
une partie de la vérité et ne sait s’en
débrouiller, Camus sent que Nietzsche a raison mais ne sait
qu’en faire. Il n’a retenu que la part
“inéluctable” et en conclut que seul le néant
est en nous présent. Mais Sartre a également lu
Nietzsche. Comme Camus a également lu Marx. Ils sont
indissociables. En mathématiques, on dirait que le
problème qu’ils posent est
“indécidable”. Au passage, indécidable,
c’est le nom qu’a choisi Roland Moreno pour son site
internet, Moreno qui est, entre autres, l’un des tenants de la
théorie du chaos. Je vous avais prévenus, il va falloir
s’armer. En fait, si vous m’avez suivi, on en arrive au
fait que Sartre et Camus ne sont aucunement en opposition, comme on
voudrait nous le faire croire. Ils se situent en bascule entre
l’univers nietzschéen et l’univers marxiste. Un
rien, un souffle, suffirait pour vous faire basculer d’un
côté ou de l’autre. En ça, vous avez raison,
ils vous ressemblent. Vous seriez presque légitimés
à conclure, mais c’est trop tard, vous l’avez
déjà fait, que celui-ci a plus raison que
celui-là.
Pourtant, c’est patent... il nous est
impossible de faire un choix entre Camus et Sartre autre que subjectif.
Au nom de quoi? Là, je crois qu’on est dans le vide
pré-annoncé. Débrouillez-vous!... Que je vous
donne mon avis? Vous plaisantez? Tout ce texte, depuis le début,
les pirouettes, les circonlocutions, tout tendait à ce
piège. Vous ne pouvez plus me demander mon avis. Vous êtes
gonflés. Je sais, la position de repli, c’est justement de
protester: je t’ai rien demandé... Vous êtes
grossiers, en plus. J’aime!.... Et bien, en dépit de toute
logique, je vais me prononcer: je préfère Sartre.
Pourquoi? Vous êtes lourds!.. (référence à
Céline: que pensez-vous de vos contemporains: ils sont lourds.
Là, normalement, vous avez compris: les
références, les points d’appui, c’est
terminé! Céline ne peut être rapproché de
Sartre ou Camus... C’est ce que vous croyez encore...
Désolé)... Parce qu’il assume! (Sartre!... Suivez,
un peu!..)... Camus se déballonne. Par chance, il meurt. A cause
d’une Facel Vega, très belle auto. A la James Dean. Le
meilleur acteur que la terre ait jamais porté... Ce qu’on
dit. Ce qu’il n’a pas eu le temps de démontrer...
Sauf que Montand, lui, il a accepté d’avoir quatre vingts
ans... Sartre, lui, a joué avec la vie au point d’en
arriver à être physiquement abjecte. Vous supportez
l’idée, vous, d’être physiquement en
déchéance? Camus a tort. Là, je suis dans mon
rôle. Il n’avait compris qu’une partie de la
pensée de Nietzsche. Il en espérait une
rédemption. Là, ça y est, le vide devrait devenir
inquiétant. Il en est, parmi nous, les plus nombreux, qui ne
peuvent envisager de rompre avec les liens hérités du
passé qu’à condition d’en avoir
d’autres. L’image de Tarzan dans la jungle, qui ne peut
lâcher une liane que s’il en a visé une autre.
J’ai dit les plus nombreux? Pardon!.. tous!.. Moi compris... Nous
sommes absolument infoutus de lâcher une certitude pour
n’en concevoir aucune autre. Lâcher dieu pour Nietzsche, on
est d’accord, à condition que Nietzsche nous apporte une
nouvelle perspective. Comme, exemple, la rédemption. Que
“croire” en Nietzsche nous apporte la certitude d’en
sortir meilleur. Là, au nom de rien, j’interviens, sans
aucune légitimité, je coupe la liane suivante. Badaboum,
la fange, la boue!.. Y’avait qu’à pas
espérer!... De quel droit? Si quelqu’un a une
réponse, merci!...
Vous voyez, les structuralistes, hein? ( Je vous
laisse le soin de faire défiler les noms.. Facile!..) On attrape
un problème par un tout petit bout, et hop, on arrive tout droit
au nœud central. Si on osait la grossièreté,
j’aime oser, on dirait: attrapez Sartre ou Camus par la
queue, celle-là, exactement, et vous en arriverez à Marx
et Nietzsche, si c’est votre but, mais, moins restrictivement,
plus dilettante, où vous voudrez. Maintenant, c’est
à vous de décider où. N’empêche,
là, Freud revient en force. Si ce qui vous intéresse est
de savoir pourquoi l’un ou l’autre a choisi telle ou telle
voie, là, le papy autrichien va vous être utile. Ne
serait-ce, pour l’un et l’autre, que l’angle du
rapport au père. Bon appétit!... Là, je vous offre
l’échappatoire confortable: quand vous aurez fait le tour
des “possibles” névroses de Sartre et Camus, vous
aurez l’impression d’avoir une espèce
d’ascendant sur les deux personnages: vous, vous vous sentez
au-delà de ça.... Quand vous en serez revenus, convenez:
il reste un mystère. Pourquoi pas la composition de
“l’enfer” de la bibliothèque paternelle (pour
Camus, le terme ne convient pas mais le symbole demeure) de l’un
ou de l’autre? Freud, c’est son défaut est,
hélas, très efficace. Si le propos est de ramener les
penseurs à la fragilité humaine (allusion à
Rimbaud: fragile comme de la soie..), alors Freud fonctionne à
merveille. Il est la porte de sortie par laquelle sortent la plupart
des êtres humains qui cherchent une excuse à leur
médiocrité, en particulier les anglo-saxons, et, soyons
francs, surtout, les états-uniens. Freud a décrit
absolument tous les comportements humains, la plupart d’entre
nous se sert de ce génie pour s’excuser d’être
“ordinaire”. Aïee!.. j’en perçois qui
suivent... Et Nietzsche, alors? No comment!... La même chose. Si
quelques uns d’entre vous l’ont vu, je n’ai
qu’un mot: chapeau!... Sauf que Nietzsche est beaucoup moins
populaire, médiatisé, répandu, que Freud. Sauf que
Nietzsche sent le soufre, parce qu’il fait, au passage, sauter
dieu et, bien pire, la foi!... Les amerloques ne peuvent entendre un
gugus qui balaye dieu d’un revers de main. Vous non plus. Freud
et Nietzsche disent la même chose? Chiche!... Lisons Nietzsche..
On verra obligatoirement la différence. Mais lisons-le!... La
normalisation inhérente à Freud devrait alors sauter
d’elle-même, s’évaporer.
A ce point, je suis sûr que vous vous dites:
ce type part dans tous les sens. Où allons-nous? Il ne le sait
pas lui-même... Si vous êtes honnêtes, reconnaissez,
vous êtes perdus!.. Si, je le sais... De Nietzsche à Marx,
de Camus à Sartre, en passant par le structuralisme, de Freud
à Rimbaud, le panorama a semblé
s’élargir.... Il s’est restreint. Il s’est
concentré, a zoomé (version moderne) sur
l’individu. Là, on y est. Au risque de l’accusation
de digression, parlons , par exemple, de la naissance de
l’absurde. Camus, Becket, Ionesco, Vian, dans une mesure plus
contestable, d’autres... Vous vous souvenez des dates?
Après-guerre... La seconde... Vous auriez été dans
quel état après ça? Quel sens auriez-vous
attribué à l’ordre du monde? Et vous savez quoi?
J’ai une question pour vous: qui assume ce non-sens autrement
qu’en se vautrant dans le repli de l’impuissance, de
l’absurde? Sartre!.. Vous voyez, hein! On est bien sur du dur!...
Sartre traverse l’occupation, ce qui n’est pas glorieux, il
ne fonde pas le journal “combat”, il n’a pas de
médailles, mais, à la sortie, il se pardonne ses
égarements, après avoir écrit «la
nausée», il nous livre «l’être et le
néant» puis, la guerre terminée, «les mains
sales». Ces livres vous paraissent ressortir de la logique de
l’absurde? Personnellement, je ne souscris pas. Les autres, eux,
ne se pardonnent pas!.. Eux, ils s’en veulent de n’avoir
rien pu, d’avoir été impuissants sur le
réel. Qui se berlure? Qui a cru qu’on pouvait
infléchir le cours de l’histoire, tout seul, avec ses
petits poings cruels, avec ses livres, avec sa personne? Qui a raison?
Vous avez une réponse à ça? Vous êtes
perdu!... Vous avez vu la porte? Vous croyez que, de là
où je me situe, où je suis moi-même par
moi-même situé, tout se vaut? Vous croyez avoir pu
ressaisir un sentiment moral, un jugement? Raté!.... Si vous me
demandez mon avis sur cette période comme on le demande
sempiternellement depuis, et vous, vous auriez fait quoi?, je ne prends
même pas le temps de réfléchir: si j’avais
vécu à l’époque, j’aurais
été résistant, j’aurais sauvé des
juifs, j’aurais tué des Allemands. Là, normalement,
vous ne comprenez plus rien. C’est qui, ce type, qui donne des
leçons, qui croit qu’il aurait été du bon
côté, qu’il aurait obligatoirement été
un héros? En premier lieu, les héros, c’est la
victoire qui les définit. Si la France était
aujourd’hui une province de l’Allemagne, les héros,
ce seraient les autres!... Ensuite, je ne me situe pas du
côté du “bien” mais de celui du
“juste”. Sauver des Juifs, résister, tuer des
Allemands, c’est juste, en 40-45. Dire que c’est bien
suppose une autre grille de lecture, moins contingente. Or, pendant
cette période, la contingence est forte. Écrasante.
Pourquoi sauver des Juifs, par exemple, est-il plus justifié que
de sauver des Chrétiens, des Roms, des Allemands, même,
pour pousser la provocation à son extrême? Deuxième
point, c’est contradictoire. Ne viens-je pas de dire que seul
Sartre avait à peu près correctement traversé la
période? Il a collaboré ou presque... Camus, lui, est un
héros de la résistance... Mon jugement instinctif
condamne plutôt Sartre... C’est quoi ce cafouillage? Et
là, je souris encore. Vous n’avez pas lu la phrase. Vous
n’avez répondu qu’au “je” en
négligeant le “si”. Ce “si”-là
suppose qu’on se replace dans le contexte de
l’époque, qu’on vive à l’époque.
A ce moment-là, s’il était possible de
s’y transporter, vous auriez raison: je ne sais absolument pas ce
que j’aurais fait. Seulement voilà: se transporter
à cette époque en pensée relève de
l’utopie la plus pure. Ni moi ni vous, j’insiste, ni vous,
ne pouvons répondre en toute objectivité à la
question qui vous tripote: qu’aurions-nous fait? Si ça se
trouve, vous, qui pensez que vous n’auriez pas obligatoirement
été héroïques, au moins, vous vous
connaissez, vous auriez fait sauter des trains et moi, qui juge
à l’emporte-pièce, j’aurais collaboré.
Si ça se trouve... Seulement, personne n’en saura jamais
rien. La phrase commence par un “si” bien plus
déterminant que le “je”, que, pourtant, vous avez eu
envie de stigmatiser. Tout ce qui nous reste, c’est la posture.
Posture qui nous impose, moralement parlant, puisque le “mal
absolu” est maintenant identifié, à nous ranger du
bon côté. A reconnaître que, si, en 40, nous avions
été du côté des occupants, alors, nous
n’aurions pas été du côté des justes.
Et, donc, de nous prononcer en faveur de la plus juste des attitudes.
Malgré le fait que le clan des “justes” aurait bien
pu, concrètement, ne pas être le nôtre. A
l’aune de cette grille de lecture, donc, Camus est des justes,
Sartre non. Le problème qui se pose immédiatement est de
savoir ce qui permet, ensuite, de juger l’un ou l’autre,
l’un contre l’autre. Je ne vous apprends rien si je vous
dis que, la plupart d’entre nous, nous préférons
celui-ci ou celui-là.
A ce point du débat, il apparaît comme
évident que nous devons définir par rapport à quoi
nous jugeons l’un et l’autre. Tentons un crescendo: le
premier point de vue pourrait être celui des bons sentiments:
celui-ci est bien, l’autre est affreux. A ce jeu, victoire pour
Camus. Tu parles d’une victoire. Les bons sentiments, le
principe, c’est l’inclination, le sentiment,
l’instant, l’absence d’argument.
L’émotion impose une attitude. Prenez Goebbels: le matin,
c’est un bon père de famille, il était
réputé pour ça, les gens qui le côtoient le
trouvent charmant. L’après-midi, il met son uniforme et
devient le nazi implacable que l’on sait: il est vilain. Le
problème, c’est que c’est le même homme. Ceux
qui le rencontrent le matin et l’après midi, comment le
classent-ils, si leur jauge est le bon sentiment?... Les gens ainsi
motivés se condamnent donc à ne jamais avoir d’avis
argumenté sur aucune personne. Ils tournent au vent de leurs
penchants, girouettes, mais, plus grave, ne s’inscrivent pas dans
le temps. Ils sont toujours dans l’immédiat. Pas de
passé, pas de futur. La vie à l’état brut.
Aucun jugement. Chacun fait ce qu’il peut. Vous
m’accorderez que c’est sans intérêt. Vous
pouvez aussi, pour choisir entre l’un et l’autre,
user de la grille politique. Si vous êtes de droite, vous
préférez Camus. Je sais bien que Camus est
réputé de gauche. Une gauche genre “le Monde”
(le journal), soi-disant objective, soi-disant impartiale, soi-disant
indépendante. Ce qui fait que l’élu des gens de
droite est Camus tient à sa condamnation du marxisme (une
mystification). Le fait, également, qu’il est ouvertement
croyant (Car le péché, c'est ce qui éloigne de
Dieu. Le mythe de Sisyphe). Le fait, encore, qu’il est
perçu comme animé par l’amour de sa patrie, eu
égard à son passé résistant. Par
opposition, Sartre est marxiste et agnostique. Il a donc les faveurs
des gens de gauche, qui lui pardonnent ses errements durant la seconde
guerre mondiale. Errements, d’ailleurs, qui sont un peu ceux du
parti communiste français, qui tardera à choisir entre
Hitler, perçu comme un allié de Staline, et la France. Il
tient à l’honnêteté de reconnaître que,
une fois pris le parti de la résistance, le PCF fut exemplaire.
Donc si votre vision du monde est exclusivement politique, le choix
entre Camus et Sartre vous est facile. Vous n’êtes quand
même pas raisonnables!... De droite, vous passez sur le fait que
Camus n’a rien à voir, fondamentalement, avec vous, de
gauche, vous faites semblant d’ignorer que Sartre a eu des
attitudes assez dilettante avec ce que sont vos convictions, la
résistance, puis, ensuite, le problème
israélo-palestinien, marqué par la séparation
d’avec Genet. Mais vous avez le droit. Si vous croyez y voir
clair, c’est votre problème. Je voudrais simplement vous
faire remarquer que, pour l’instant, nous n’avons rien de
très concret pour étayer un choix entre l’un ou
l’autre. Les bons sentiments, je vous les laisse, Freud,
évidement, hein!, le rapport au père... On
n’apprend rien, en vérité. Assez inefficace pour
expliquer le choix. Marx semble plus clivant. L’un pour,
l’autre contre. C’est une illusion. Ils le connaissent
très bien tous les deux. Se “situer par rapport
à” a toujours été , d’abord, prendre
en considération. Accepter de réfléchir sur les
bases proposées par un auteur, et, donc, de restreindre, au
moins partiellement, sa vision à un angle. Les deux me
semblent assez marqués par Marx. Ce n’est pas si
définitif qu’on pourrait le croire. Attention, quand
même, à la confusion entre marxiste et anti marxiste et le
pro ou l’anti soviétisme-maoïsme. Ça,
c’est un retour direct aux bons sentiments. Le clivage,
s’il existe, est moral: Camus a très bien vu que le
marxisme renie l’idée de dieu (Ce qui est en cause, c'est
un mythe prodigieux de divination de l'homme), pas de la foi,
j’ai écrit dieu. Marx a la foi. Les marxistes aussi.
Sartre a la foi. Il croit à la suprématie du collectif
sur les individus. Du moins l’a-t-il longtemps cru. On ne peut
éviter, évidemment, le choix de l’un ou de
l’autre en fonction de ce qu’ils nous ont laissé,
leur oeuvre. Pour Camus, l’étranger, la peste,
littéraire, très, mais allégorique, ce qui
prête le flanc à l’interprétation et, donc,
à l’absence d’interprétation, Lettres
à un ami allemand, magnifique, et puis les essais: le mythe de
Sisyphe, il faut imaginer Sisyphe heureux, la phrase, peut-être,
que nous devrions retenir de lui, est-ce la cas?, et l’homme
révolté, où Camus nous révèle
ses conclusions après la confrontation de son esprit avec le
néant, sans éviter, me semble-t-il, le piège de la
foi. Côté Sartre, une oeuvre plus étendue, par
force, dont je retiens, personnellement, survol, la nausée, les
mots, les mains sales, plaidoyer pour les intellectuels,
l’être et le néant, autre vision du gouffre et de
ses conclusions d’être sachant, et puis
l’existentialisme, avec, de nouveau, le faux pas de la foi.
Reconnaissez qu’on n’a pas progressé. Le choix de
l’un ou de l’autre, une oeuvre plutôt
littéraire, l’autre plus explicite, ces critères ne
sont pas qu’objectifs. Je préfère Sartre. Ce
n’est qu’un avis très contestable, comme le serait
l’inverse.
Qu’est-ce qui nous reste? Voyons le catalogue:
tiens! Nietzsche... Tiens!... Nietzsche!.... Là,
d’emblée, je vous sens excités. Ben oui,
évidemment, Nietzsche. Je vous arrête tout de suite: on ne
s’emballe pas, Nietzsche concerne les deux, les deux exactement,
les deux parfaitement. Si ce qu’on continue de chercher est un
critère objectif d’opposition entre l’un et
l’autre, c’est mal parti. Mais peut-être, qu’au
fond, ce n’est pas tout à fait de cela qu’il est
question. Plutôt de mon, de votre, ce serait gentil de
m’accorder votre attention, votre questionnement sur la
drôle d’idée qui consiste à les opposer. Il y
a des jours, comme ça, où rien ne tient vraiment. Je vous
l’avais dit. Même la question est fausse. On est bien
tombé, dites-moi. Nietzsche, en résumé, ne
serait-ce pas, justement, que tout est faux? L’une des faces de
Nietzsche, modérez-vous? Allez, accordé.
Commençons par le commencement: de l’individualisme. On va
peut-être débuter par une piqûre de rappel sur cette
notion, qu’en pensez-vous?
Voir, en annexe, le texte: l’individualisme, ce que j’en
pense, moi-même, personnellement.
Ceci rappelé, retournons à nos deux
fantômes. Il est clair, je l’espère, que l’un
et l’autre sont individualistes. De sacrés numéros.
Une différence, néanmoins: Camus est plus critique que ne
l’est Sartre, dont le livre “l’existentialisme est un
humanisme” fixe sa proximité avec la pensée
nietzschéenne. Camus, lui, arc-bouté qu’il est
contre le nihilisme, toujours ses convictions
“métaphysiques”, “croit”
plutôt à l’existence d’un groupe humain face
à la conception de Nietzsche et de Sartre d’un groupe
constitué d‘éléments isolés
éventuellement, et pas forcément, réunis par un
but, une morale, une décision de vivre ensemble. Vous pouvez
contester cette vision personnelle, il se trouve que ce n’est pas
sur ce point que porte mon intérêt. Ce que je veux
trouver, c’est non pas ce que Camus et Sartre peuvent penser de
Nietzsche mais ce que Nietzsche peut penser de l’un et
l’autre. De la fiction? A votre aise. Mais je ne vois pas ce qui
interdit de chercher dans Nietzsche un avis sur deux gugus qui ont
vécu au siècle qui l’a suivi. Si vous permettez,
donc, je me lance. Avec, liminaire, l’avertissement
nécessaire: Nietzsche est un Hun!... L’Attila de la
philosophie. Vous êtes l’un de ses soldats, vous le suivez
tranquillement, vus l’admirez, le craignez, vous chevauchez
à sa poursuite, jusqu’au jour où, ce jour vient
inéluctablement, votre conscience vous dit que non,
décidément, il va trop loin, vous ne pouvez plus le
suivre. Là, vous êtes dans une situation inextricable.
Devant vous, la vie existe encore. Forcément il n’y est
pas encore allé, l’herbe pousse, la nature, la vie.
Allez-vous oser le dépasser? Bien entendu, non. Votre objection
tient au fait qu’il en fait trop!... Mais derrière vous,
après son passage, il n’y a plus rien... Herbe rase et
brûlée, mort, désolation, nuages de fumée.
Plus rien. Le seul endroit où vous allez accepter de vous poser,
c’est là où il vous aura emmené.
Derrière, le désert et la désolation absolus.
Devant, loin, au-delà de lui, l’espoir d’une terre
encore vivante, ordinaire, et il ne vous reste que votre esprit pour
tenter de reconstituer le paysage que vous avez maintenant autour de
vous et de lui redonner l’aspect qu’il avait avant son
passage. Comme chacun d’entre nous, vous avez très
mauvaise mémoire. Ce que vos rêves recréent,
à partir de vos souvenirs, qui sont ceux, c’est à
noter, d’un destructeur, subalterne, certes, mais d’un
destructeur tout de même, ne ressemblera plus jamais à ce
qui était avant, ce qui est à jamais détruit. De
plus, comme il continue sa marche, chaque jour qui passe vous
éloigne de ce qui reste du monde d’avant, qui devient un
objectif inaccessible, lointain, que vous oubliez peu à peu. Tel
est l’effet de Nietzsche sur la pensée. Le suivre,
c’est s’interdire à jamais quelque retour en
arrière que ce soit. On y va? Paradoxe est le premier mot qui me
vient. Là, je vous préviens, ça va secouer. Parce
que, question paradoxes, vous allez être servis. On commence par
qui? Allez, Camus, au hasard. A ma gauche, donc, Albert Camus, tout
auréolé de sa gloire: le monsieur pèse lourd, il a
fait la guerre, la résistance, fondé le journal de la
résistance, obtenu le prix Nobel, qu’il a accepté,
suivez mon regard, écrit de nombreux livres très
puissants, a su préserver son image assez virginale, et, en
plus, il était beau comme Gérard Philippe. Attention, je
n’ai pas dit que Philippe n’était que beau, il
était marxiste aussi, très impliqué dans le
courant de la culture populaire, pas mal de qualités, un peu
invivable, bon, c’est ce que dit sa fille, vous connaissez les
enfants, Freud, encore!.. Le papa de Gérard était
collaborateur,... Encore!... Philippe, plutôt engagé, est
face à la difficulté d’assumer ses racines
paternelles. Il le fait payer à sa descendance... Très
banal... De son côté, Camus et son père, ça
pouvait donner quoi à la génération suivante,
hein?... Bon!.. Stop!... Donc, Camus, beau comme tout et,
surtout, mort en 1960. Tôt. Comme Philippe, vous dites?
Décidément!... Toujours est-il, 47 ans, c’est jeune
pour mourir. Accessoirement, ça évite d’avoir
à répondre à ses errements intellectuels anciens,
pas comme d’autres!... Comment ça, je juge? Vous
êtes durs!... Je constate. A mon humble avis, Camus emboîte
un temps le pas de Nietzsche. Un temps. Son point d’achoppement
porte sur son impossibilité de considérer Nietzsche
autrement que comme un nihiliste. Comme expliqué plus tôt,
peut-être cela tient-il au fait qu’il ne le suit pas assez
loin. Considération à tempérer par le fait que, de
toute façon, personne ne le suit tout à fait
jusqu’au terme et que, donc, on en reste toujours, qui
qu’on soit, hors Nietzsche lui-même, à un
état intermédiaire. Manifestement, c’est ce que
j’en perçois, et, par conséquent, affirmation
sujette à caution, personnellement, donc, je ressens que le
problème de Camus porte sur la notion de transcendance. Camus a
compris que le catholicisme est un mensonge, certes, mais n’a pas
pu, voulu (?), remettre en cause l’idée même
d’un pouvoir supérieur. Il se brouille avec
l’idée de dieu telle que proposée par
l’église, mais il continue de rechercher LE dieu, celui
auquel il continue de croire. Il a beaucoup travaillé, pourtant.
Il s’est débarrassé de tous les concepts
collectifs. Il abhorre le marxisme, le communisme, qui sont des
systèmes répressifs pour l’individu. Je reviendrai
dans le cas “Sartre” sur l’abord au marxisme, si vous
le permettez.... Il cale, lorsqu’il s’agit de renier le
principe qu’il ressent comme fondateur, d’une cause
initiale, d’un grand timonier. Si Freud s’en vient par
là en sifflotant, comme ça, l’air de rien, à
ce moment-là, précisément, tiens!.., tout a fait
conjoncturel, il nous parlera de l’absence de père, de la
recherche effrénée d’un substitut, de
l’impossibilité que ça crée
d’envisager que le dessus soit vide, tout simplement.
C’est un tel problème qu’il ne peut pas ne pas y
avoir de réponse. Si vous n’avez jamais rien lu sur le
rapport Freud-Nietzsche, c’est le moment idoine. Camus se
condamne lui-même au rôle de Sisyphe. Ce nom me rappelle
quelque chose... Chaque matin, il doit se remettre au travail. La
perspective qui lui manque, il ne la trouve nulle part dans son esprit.
Ni dans la religion, ni dans le communisme, ni dans ce que propose
Sartre. Il en conclut, à mon avis un peu trop vite, qu’il
n’y a rien à comprendre. Il se jette alors dans le courant
de “l’absurde”. Nietzsche, le voyant, serait
sûrement goguenard: l’absurde, le nihilisme.. Pas
l’épaisseur d’une feuille de papier à
cigarette entre les deux... Qu’on me comprenne: je ne nie pas que
Camus puisse avoir raison. Je ne nie pas qu’il n’y ait,
finalement, rien à comprendre. Simplement, j’ai envie de
considérer que ce qui est son aboutissement puisse ne pas
être le mien. Ou bien pas encore le mien, ce qui serait lui
reconnaître un génie, une fulgurance. Peut-être
fut-il un génie fulgurant. Auquel cas, force serait
d’admettre que je n’ai pas encore les moyens intellectuels
de le comprendre. Peut-être, aussi, ai-je accepté le fait
qu’il n’y a rien à comprendre et que cette
conscience n’a pas produit en moi l’effet qu’il a
produit en lui. Qu’elle n’aurait pas condamné
l’avenir, le lendemain, ne l’aurait pas réduit
à l’éternelle reproduction du même, inutile,
sempiternelle, à la Sisyphe!... Si je peux réveiller
Nietzsche pour jauger les morts, je ne peux hélas le faire pour
mon sort, moi qui suis vivant... Cette question restera donc en plan...
Ce que je viens de décrire est un pseudo-concept
nieztschéen mal compris, mal assimilé: celui de
l’éternel retour. Une phrase de Camus me laisse assez
pantois: Au bout du compte, s'il faut choisir entre la justice et ma
mère, je choisis ma mère. Je ne vous refais pas le coup
du structuralisme: si on attrape ce bout de pelote, on va arriver au
grand tout... Vous me donnez acte? Tant pis!... Dans cette phrase, tout
y est... La justice dont il est question, c’est celle des Hommes,
pas celle du grand principe. Ma mère, il n’a pas dit mon
père, je vous ferais remarquer. Ne me prenez pas pour une bille,
je sais d’où vient cette phrase et que la
référence à la mère est d’origine...
N’empêche, quand on paraphrase, on peut changer les mots,
c’est l’esprit qui compte, ce qu’il n’a pas
fait!... On pourrait gloser. Je vous laisse avec la phrase,
débrouillez-vous. De Nietzsche, il me semble que Camus aura
retenu que, puisque tout est faux, alors, tout se vaut. C’est une
impasse, un constat d’impuissance, l’aveu qu’on ne
ressort pas vaillant de sous le rouleau compresseur nietzschéen.
Mais, malgré mes modestes objections, ne vous y trompez pas.
Camus est un personnage nietzschéen. Pas au sens où il
serait un adepte, un disciple. C’est un personnage très
conforme à l’idée que Nietzsche se fait des Hommes,
de l’éternité de leur condition. En plein.
D’ailleurs, tiens, je vous propose un petit jeu. Pensez
“Camus” et fermez les yeux. Vous voyez quoi? Un accident?
Un bel et jeune écrivain? Un résistant? Un prix Nobel?
Mon œil. Un désert, vous voyez. Vous pigez? Le
désert, exactement ce que je vous ai dit que Nietzsche laissait
derrière lui.
Sartre, par contre, se sort mieux de
l’épreuve. Il faut dire qu’il est lamentable!
Voilà un écrivain qui traverse son siècle, qui
change cent fois d’avis, qui collabore, ou presque, en faisant
semblant, en 41, de créer un journal de résistance et de
le distribuer dans la rue au péril de sa vie, traverse la
période de l’occupation de manière très
active, pour lui-même, son oeuvre, malgré une
proximité avec le judaïsme, adhère au parti
communiste (Camus également, bien joué!..) mais, au lieu
de le quitter ( Camus, exact!..), s’entête et tente de
créer un PC encore plus radical, adhère au maoïsme,
s’enferre, revendique, ne se renie jamais... Comme personnage
nietzschéen, pardon!... Un peu mieux que Camus, quand
même!.. Plus flamboyant!... Ce qu’il a compris de
Nietzsche? A mon avis, qui n’est que mon avis, plus que Camus. Il
a retenu le fait que nous ne sommes que des individus, tout à
fait dissemblables, que l’unique moteur de notre vie est la
volonté de puissance, qu’il n’y a pas
possibilité de négocier avec ce principe et qu’il
faut “faire avec”. De là le fait qu’il se
pardonne bien plus aisément que Camus ses égarements. Il
ne cherche pas à nous convaincre du fait qu’il y aurait
une morale, il n’en a pas... Il faut faire avec. Comme pour
Camus, Freud s’en vient en sifflotant, et nous parle du rapport
à papa. Bingo, une fois encore, mais, cette fois,
l’impossibilité d’envisager l’absence
d’un ordre supérieur est gérée au niveau
humain, de la fragilité, des contingences. Sartre est marxiste.
C’est sa manière à lui de préserver
l’idée d’un impératif supérieur aux
individus. Cependant, parce qu’il se connaît, qu’il
sait, pour l’avoir écrit, que, contrairement à ce
que pensent beaucoup de philosophes, avant, après, contrairement
à ce que croient ceux qui croient, la clef se trouve au fond de
lui-même, comme en chacun de nous, c’est certain, mais,
donc, en particulier, au fond de sa pensée, parce qu’il
n’y a que lui qui l’intéresse, il nous parle de
lui-même. Malgré ce qu’il a saisi de Nietzsche (au
passage, peut-on envisager d’autre terme que “saisir”
ou “ressentir” pour tout ce qui concerne Nietzsche?), il
persiste et signe: il est marxiste. Dans le crâne de ce type
cohabitent deux logiques que beaucoup trouvent incompatibles:
l’analyse de Nietzsche sur l’individu et la théorie
de Marx sur le collectif. A priori, un sacré chantier.
Car, jusqu’à plus ample informé, demandez aux
marxistes et aux nietzschéens, l’univers marxiste et
l’univers nietzschéen n’ont aucune intersection
possible.
Voilà, voilà, ça se termine...
Nous avons parcouru ensemble la vaste question de ce qui rapproche et
différencie Sartre et Camus. Le panorama est assez complet, non?
Je crois avoir pensé à tout. La conclusion est
évidente: il n’y a pas de différence. Tout,
absolument tout, est une histoire de posture. A part le fait
qu’ils ont tous les deux la foi, ce qui en fait de piètres
nietzschéens, qu’ils ont tous les deux un problème
avec l’image de papa, le reste n’est que posture: accepter,
refuser le Nobel, posture, être pro ou anti marxiste, posture,
pro ou anti communiste, posture, écrire des livres pour le bien
d’autrui, posture, leur brouille, posture, la promotion de
l’individu, posture, imposture, même, puisque le seul
individu qu’ils promeuvent n’est autre
qu’eux-mêmes, mourir avant, vivre après, posture
(posture pour mourir avant, j’insiste: Camus n’a pas choisi
de mourir jeune mais ce fait l’a installé dans une posture
posthume que nous avons créée), tout, posture et
imposture. Tout est faux, même la question de leur
différence, même le texte ci-dessus, tout. Je vous ai
promené pour rien? C’est à croire!..
Ah! Pardon!.. Vous ne l’avez peut-être
pas vue passer mais la question, la vraie question, vient de tomber sur
la table. On cause, on glose, on croit qu’on a perdu sa route, on
en arrive à la conclusion, probablement fausse, que Sartre et
Camus sont semblables et tous deux nietzschéens, deux facettes
de ce que peut produire la lecture de Nietzsche et le paradoxe auquel
je voulais vous amener vient de passer sous notre nez: peut-on
être à la fois marxiste et nietzschéen? Avec une
amorce de réponse: probablement puisque Sartre semble avoir
été les deux. Les deux en même temps, c’est
encore incertain mais les deux, assurément. Et, si vous
m’avez suivi, on pourrait en dire autant de Camus,
puisqu’il fut membre du PC, d’abord, mais, surtout,
qu’il s’est positionné par rapport au marxisme, ce
qui suppose, je lui fais confiance, qu’il l’avait
étudié et que, donc, son esprit n’a pu que garder
la trace, serait-ce en creux, de cette doctrine. Savoir est
déterminant. C’est une certitude. Arrivé là,
il reste à porter l’estocade... La fausse question du
début de ce texte portait sur l’opposition, pas la
différence, j’ai même utilisé le terme de
contraire, entre Nietzsche et Marx. Et je vous ai fait rapidement une
fausse démonstration, à base de contingence et de
nécessité. L’entourloupe, mais vous l’aviez
vue, c’est que démontrer que l’un serait contingent
et l’autre nécessaire n’aboutit pas à la
conclusion qu’ils sont contraires. C’est LA
nécessité qui est le contraire de LA contingence, en
philosophie. A quoi pouvait bien servir, alors, le détour par
Sartre et Camus? Tout simplement à démontrer, ce qui est
une nouvelle entourloupe, vous l’aurez compris, que l’on
peut aussi bien conclure à une totale opposition entre les deux
qu’à une totale proximité. Et que, par
conséquent, il en va de même pour Nietzsche et Marx. Si
l’on part de l’hypothèse qu’ils sont
contraires, on le démontrera aisément. Si l’on
admet l’inverse, on le démontrera tout aussi
aisément. Le petit problème, là, c’est que
j’ai quand même mis le doigt sur quelque chose. En parlant
de contingence pour Marx, j’ai soulevé un coin du drap. Je
vous assure!... Et de nécessité à propos de
Nietzsche, tout pareillement. On commence par qui? Allez, le
philosophe. Nietzsche est effectivement, au sens philosophique,
nécessaire. Ce qui ne peut manquer d’advenir. Dieu
n’a jamais existé, les hommes qui l’avaient
créé l’ont tué, c’est fini. Nietzsche
ne pouvait que survenir, comme la mer rend les cadavres de noyés
sur la plage... Nietzsche va plus loin, ce qui est parfois beaucoup
trop loin pour nous, en fourrant dans le même sac toutes sortes
de foi avant de balancer le tout par-dessus bord. Il nous laisse
orphelins, désespérés, abandonnés, seuls,
inconsolables, anéantis, tout ce que vous voudrez. Il est
nécessaire. Marx, lui, par contre... Avant de commencer, je vous
ferais remarquer qu’en abordant Nietzsche, j’ai
utilisé les mots “le philosophe”... Ce qui voulait
dire, vous auriez dû le noter, que, dès le départ,
je vous entraînais où je veux en venir. Marx est
enseigné en cours de philo. Est-ce pour autant un philosophe? Il
nous a légué beaucoup d’écrits. Parmi eux,
le manifeste du parti communiste, écrit avec son copain Engels.
Il pose les bases d’une nouvelle philosophie: le communisme. Plus
exactement, il est le premier outil théorique d’une
pensée critique du communisme qui devient , aussitôt, le
marxisme. Certes, la portée de ce texte est immense. Il
théorise la lutte de classe. Le concept de classe n’est
pas très compatible avec Nietzsche. Classe? Quelle classe?
dit-il. Il a raison. La classe sociale, si elle existe, n’est pas
le fait d’une adhésion volontaire de chacun de ses
membres, plutôt un trait tracé par un observateur
extérieur autour d’un ensemble de gens apparemment
semblables, dont les intérêts seraient convergents mais
qui, pris individuellement, n’ont, aucun, le même
intérêt véritable que leur voisin. Pire, ils sont
capables de lui prendre sa place dès qu’il aura le dos
tourné. Qui a raison? Évidemment, les deux. Le principe
de réalité l’impose effectivement: les membres de
ce qu’on définit comme une classe ont des
intérêts très divergents, voire opposés. Ils
peuvent même être ennemis. Il n’en demeure pas moins
que, d’un point de vue théorique,... Là, je
m’arrête. Je viens de lâcher un très gros mot.
Si vous le permettez, je remets à plus tard l’analyse de
ce mot.. Cela ne nuit pas à la compréhension, vous aviez
compris ce qui vient normalement après le mot théorie.
Pareil avec la dictature du prolétariat,
indûment attribuée à Marx. Mais reprise par les
marxistes. Nietzsche se cabre!.. La dictature du prolétariat,
c’est la victoire des faibles contre les forts. Le germe de la
déchéance du genre humain. D’abord, la dictature du
prolétariat, plus personne n’y songe aujourd’hui. Il
n’en reste pas moins que le concept demeure et qu’il est
l’un des points les plus épineux pour les individualistes.
En tant qu’il est une forme évoluée de
démocratie et que la démocratie, le vote, la
majorité, tout ça est considéré à
égal par les nietzschéens: la victoire des faibles sur
les forts. Sauf que, là, contresens. Nietzsche ne condamne pas,
il constate. Le problème qu’il nous pose est simple: si
vous voulez la déchéance du genre humain, continuez comme
ça, c’est exactement la voie. Et nous, au lieu de pousser
des cris d’orfraie, on peut essayer de l’entendre un
tantinet. La réponse à l’emporte-pièce,
c’est: vaut-il mieux que l’humanité vive dans le
respect des plus faibles, socialement, mentalement, physiquement,
intellectuellement, ce que vous voudrez, pendant encore cinq
siècles avant sa fin ou bien qu’elle vive dix
siècles sous le joug de la loi du plus fort? Nous avons le
choix. Avoir le choix, c’est ce qui peut nous arriver de plus
terrible. Plus de dieu, plus de foi en rien, la conscience de notre
propre et inéluctable déchéance et, par dessus
tout ça, le choix d’y aller ou pas. Terrible. Comme dit
dans les chapitres précédents, les marxistes ont la foi.
Sur ce terrible sujet, ils ont une confiance absolue dans le
progrès, l’éducation, dont ils pensent qu’ils
nous sauveront de l’échéance, que, pour le moins,
ils la reculeront. Ils rêvent. Sur le papier, tout ça est
pourtant compatible. On peut très bien faire le choix, au nom
d’une morale humaine, de la protection des faibles, et accepter,
par choix, ce qui suppose formation, considération du
problème soulevé par Nietzsche, lucidité, en un
mot, accepter que nous allons, de cette manière, rapprocher une
échéance de toute façon inéluctable. Mais
attention!.. Pas notre échéance de pauvres mortels. La
fin pour la vie sous forme humaine. Le choix est rude? Certes. Je ne
vois pas en quoi il serait exclu de le faire en tant que marxiste. Je
ne vois pas en quoi il est plus confortable de feindre de
l’ignorer. Ce que Nietzsche dit aux marxistes, c’est de
cesser de rêver. Les lendemains ne chanteront pas.
L’immense espoir soulevé par Marx et Engels d’un
paradis terrestre où les pauvres ont disparu, les riches
n’existent plus, tout ça, une croix dessus. Le seul jour
où ce projet se réalisera, c’est celui où la
vie aura disparu de la surface de la terre. Disparition qui, vous
l’aurez compris surviendra plus ou moins rapidement suivant ce
que nou schoisirons de faire de notre existence. Mais, sans
rêver, on peut agir. Rendre les pauvres moins pauvres, les riches
moins riches, protéger efficacement les faibles, réguler,
changer la société. Et changer la société,
ce n’est pas changer l’ordre du monde. C’est de la
contingence. Deuxième gros mot.
Commençons par le premier: en théorie.
Tout est là. Le cauchemar communiste des pays de l’Est est
là, dans ce mot. Des Hommes ont tenté de gérer le
réel d’une société comme s’il
s’agissait d’une vue de l’esprit. Les gens? Des cases
dans des tableaux! Comme aurait dit Camille Desmoulins: (SGDA) si
je dois choisir entre la république et le peuple, mon choix
serait la mort du peuple. Les gens? Quels gens? Des corps palpitants,
pleins de sang, de désir, d’envies, de rêves?
Connais pas. La théorie dit qu’il faut raser, on rase. Les
nouveaux philosophes, vous connaissez? Mais si, Lévy, Glucksman,
etc... Au milieu des années soixante dix, ils nous pondent un
œuf assez pimpant: en gros, le marxisme est un poison, Marx est
responsable de toutes les atrocités commises en son nom, tout
ça. Bon, en fait, on sait maintenant qu’ils étaient
tout simplement anticommunistes. Ce qu’ils ne disent pas, les
zozos, c’est qu’ils se sont totalement gourés. Cul
par dessus tête. Ils accusent Marx? C’est Nietzsche qui
nous dit pourquoi les hommes qui dirigent un pays, une
révolution, une région, une ville, sombrent dans
l’indifférence des autres, dans le gouffre du
théorique, de la répression, du sang. Accuser Marx de ce
qui se passe en URSS en 1970, c’est aussi ridicule que
d’accuser Nietzsche d’être responsable des camps de
la mort. Il n’y étaient ni l’un ni l’autre. La
seule chose dont ils sont responsables, c’est, pour Marx,
d’avoir élaboré une théorie, pour Nietzsche
d’avoir cerné au plus près la profonde nature
humaine. Au contraire!. Nietzsche nous dit que si on laisse faire ceci
ou cela, on va en arriver là, inéluctablement. Il nous
dit que si on laisse le pouvoir à un seul homme, à tous
les coups, on repart pour un tour de manège. Encore plus vite si
cet homme fait partie de ce qu’il nomme “les
faibles”. Pour Hitler, il a raison. Alors, on fait quoi? On
interdit Nietzsche parce que c’est lui qui l’a écrit
et que, donc, c’est de sa faute si ça advient? Avouez que
c’est à pisser de rire!... Et le topo sur Marx de nos
beaux et jeunes enculturés de la fin du vingtième
siècle itou. Pour éviter que ça recommence, il
suffit de brûler les livres de Marx? On n’est vraiment pas
raisonnables!...
Deuxième gros mot: la contingence: ce qui
peut ne pas advenir, au sens philosophique. Là,
désolé, j’ai plutôt raison. La gestion de la
cité, c’est du contingent. Marx nous écrit une
théorie pour la gestion de la cité, c’est du
contingent. Le problème, c’est que la cité est
peuplée. Il y a des gens dedans, dites donc. Si je traite les
gens comme je traite les routes, les immeubles, là, c’est
parti, je vais casser du bois. Pourtant, il n’y a pas à y
revenir, la lutte de classe, les conditions sociales, tout ça,
c’est du formel. Ça s’applique à des gens
mais les décisions sont matérielles. On donne plus de
sous, on loge, on donne à manger, on échange le travail
contre des droits. Normalement, à l’intérieur de
ça, convenez, les gens devraient quand même pouvoir faire
ce qu’ils désirent. Tout sauf s’enrichir
outrageusement, on s’en remet, et exploiter les autres. Assez
chouette et assez facile. Alors, où est le dérapage? Ben,
évidemment, dans la foi. Nous y revoilà. C’est
effectivement le problème, peut-être le seul
problème. Bon, j’ai un peu d’avance, d’accord.
Pour les trois quarts de l’humanité, dieu n’est pas
encore mort, alors, la foi!... Ce n’est pas parce que c’est
difficile qu’on va laisser tomber. Allez, on relève nos
manches et on crie: dieu est mort, dieu est mort... Aucune chance, vous
dites? Je vais me heurter au droit qu’ont les hommes de croire ce
qu’ils veulent? Vrai!.. Et, en plus, je vais le respecter. Je
suis pour le respect des “faibles”. Ne protestez pas. Vous
avez le droit de croire, j’ai le droit d’appeler ça
faiblesse. C’est un échange. Alors quoi? Là,
ça semble bloqué. C’est bloqué.
L’homme est un animal naturellement croyant. Si on enlève
dieu, si on y parvient, je vous fiche mon billet qu’il
apparaîtra partout de petits dieux de pacotille, façon
balai de l’apprenti sorcier. A tout prendre, il vaut presque
mieux que vous croyiez en celui-là, établi depuis des
siècles, sécularisé, comme ils disent. Ne voyez
aucun cynisme dans cette dernière phrase. Principe de
réalité: pas le choix, faire avec. C’est donc que,
bien que Nietzsche ait raison, qu’il ait vu, sa
révélation restera à jamais lettre morte? Vous en
êtes pessimistes!... Provocation d’accord. Ni pessimisme,
ni optimisme. Ce qui est. Un point c’est tout. En
réalité, je n’en sais rien. Si ça se trouve,
oui, on n’en finira jamais. Donc, principe de
réalité, ce n’est pas en cherchant à
éliminer dieu qu’on trouvera la solution. Elle est
ailleurs. Dans le coup par coup, évidemment. Ce qui nuit au
marxisme, c’est la foi dans le marxisme. Une théorie de
l’ordre du contingent ne peut être une morale quasi divine.
C’est une évidence? Méfions-nous des
évidences. Elles ont la peau dure. Pour autant, il ne doit pas
être impossible de réfléchir posément
à la possibilité de ne plus jamais considérer le
marxisme comme une religion. Ça, c’est un problème
concret, très éclairé, par tout le monde, y
compris les croyants, qui, eux aussi, le considèrent ainsi,
à preuve leur détestation de Marx, l’antinomie
ressentie entre dieu et Marx, le petit couplet sur l’opium du
peuple. C’est assez vain. On le sait, depuis le dix
neuvième siècle, maintenant, dieu, il n’y en a pas.
Même les croyants savent ça. On veut prendre cette place,
celle de dieu, d’assaut? Vain. Elle est vide. Si on la prend
jamais, ce qu’on va gagner, c’est de la remplir. Il faut la
supporter ainsi, vide, et ne pas trop le dire à ceux qui la
croient pleine. Ceci est cynique. La meilleure garantie contre le fait
de considérer le marxisme comme une religion s’appelle
Nietzsche. De là à conclure que, tout à fait
à l’opposé du point de départ, non seulement
marxisme et nietzschéisme ne sont pas incompatibles mais que
Nietzsche est bien la clé obligatoire à la mise en place
de la société entrevue par Marx pour que celle-ci
s’établisse dans le respect de l’être humain,
il n’y avait plus qu’un tout petit pas. Il est franchi.
La démonstration ne repose que sur deux
aspects de la théorie marxiste? Et encore, l’un pur jus,
l’autre assimilé. A mon sens, tous les autres aspects
peuvent se ranger dans les deux catégories ci-dessus
définies: considérer la théorie comme applicable
telle quelle ou bien penser le marxisme en termes de foi. Deux
embranchements d’une seule et même chose, au passage, le
fait que la théorie de Marx est considérée, fut
considérée, peut-être, on peut rêver, par ses
adeptes, comme un dogme, une révélation de LA
vérité, ce qui en fait une chose intouchable, ce que Marx
lui-même réfute, et qui crée la dérive que
nous avons connue. Ce que Marx n’a pas pris en compte,
c’est que l’homme est un animal naturellement croyant,
problème hardu, que nous n’aborderons pas ici, si vous le
permettez, problème dont Nietzsche nous entretient
presqu’exclusivement. Deux catégories, donc, amplement
suffisantes. Le reste n’est que déclinaison. Et puis, il
vous faudra vous contenter de ça, de toute façon, je suis
un fainéant. Très intéressant, la notion de
fainéantise dans une société marxiste
idéale. Bien entendu, vous avez remarqué.
Idéale... Il n’y a rien d’idéal... Ça,
c’est typiquement de la foi... Ça n’empêche,
la fainéantise, gros problème pour les marxistes. Une
histoire de foi, encore. Dans la valeur travail cette fois. Large
problème, le travail. Vous voyez bien, si on commence, on ne
s’arrête plus. Deux points, ça suffit largement.
Si les marxistes acceptent l’idée que
la théorie qu’ils défendent n’est pas une
religion universelle mais une très importante contribution,
d’essence contingente, à l’amélioration des
conditions de vie des être humains peuplant cette terre,
ça, mais rien que ça, alors, oui, on peut être
marxiste et nietzschéen. Mieux, pour être
réellement marxiste, il faut être nietzschéen.
C’est la seule garantie contre les dérives.
Parvenant à la fin de ce texte, plusieurs
attitudes vous sont loisibles. Permettez-moi d’en
répertorier ici cinq, ce qui est, j’en conviens,
très réducteur:
1) Vous n’êtes pas du tout d’accord. Vous
n’avez pris aucun plaisir à me lire et vous trouvez mes
idées fumeuses et sans fondement: vous êtes probablement
manipulé, mais pas par moi.
2) Vous êtes amusé de ce que vous avez lu mais vous faites
la moue sur les idées sous-jacentes: vous êtes
probablement manipulé, un peu par moi, beaucoup par
d’autres.
3) Vous avez aimé la lecture de ce texte et les idées
vous ont paru intéressantes: vous êtes probablement
manipulé, autant par moi que par d’autres.
4) Vous avez apprécié ce texte et les idées vous
ont paru tout à fait originales et pertinentes: vous êtes
probablement manipulé, beaucoup par moi, un peu par
d’autres.
5) Vous n’avez jamais rien lu d’aussi puissant: vous
êtes totalement manipulé et, en plus, uniquement par moi.
Annexe: l’individualisme, ce que j’en pense,
moi-même, personnellement.
Si j’en crois le discours ambiant, oserais-je dire
“à la mode”, l’individualisme serait, est, il
n’est pas permis d’en douter, la principale cause de
l’actuel état déplorable de nos
sociétés. Discours général, à la
fois celui des élites, intellectuelles, politiques, morales, si
tant est que les hiérarchies religieuses puissent être
tenues pour des autorités “morales” plutôt que
celles “d’une” morale, tous, y compris les citoyens
ordinaires de nos pays, unanimes, ont identifié le mal absolu
qui nous ronge: l’individualisme. Au risque de surprendre, je
m’inscris en faux contre cette évidence. Tâche ardue
que de le démontrer, maintenant, très simplement.
I) Qu’est-ce que l’individualisme?
Dans le sens commun, l’individualisme est une
espèce d’égoïsme, d’égocentrisme,
le moteur profond du moi d’abord. C’est un contresens
absolu. Un contresens tellement admis, répandu, populaire, que
l’on est en droit de se demander s’il ne serait pas
soigneusement entretenu. A qui profiterait une telle confusion?
J’y reviendrai. Néanmoins, gardons à l’esprit
que fustiger l’individualisme pourrait bien être
l’indice d’une volonté politique
délibérée.
L’égoïste n’a qu’une
seule valeur, un seul idéal, un seul horizon, lui-même. Sa
perception des rapports humains ne souffre aucune autre règle
que son propre profit. En ce sens, l’égoïste est la
négation même de la notion de valeur morale. Sa
personnalité, sa pensée, ses actions, s’accommodent
de toute chose, pourvu que ses relations au monde, à autrui, lui
soient profitables. Si l’on tente avec lui une esquisse de sa
morale, on découvre un galimatias souvent mensonger dont
l’unique but est de justifier, au nom de principes qu’il
est souvent le seul à comprendre, son attitude perverse
constante. Sa morale même est égocentrée. Est moral
ce qui lui profite. Dans tous les sens de ce terme.
L’individualiste, quant à lui, est un
être moral. Le terme même d’individualiste est
expressif: il s’agit de promouvoir l’individu.
L’individu en tant qu’il est à la fois membre
d’une collectivité mais aussi seul dans cet ensemble.
L’individualiste, par définition, suppose
l’existence de l’autre. Non en tant qu’il serait un
obstacle à son bonheur, à son profit personnel.
S’il cherche à se distinguer, c’est de
l’ensemble, pas obligatoirement de chacun des membres de cet
ensemble. Pour l’individualiste, l’autre existe, en tant
qu’individu, exactement comme il existe lui-même, mais il
cherche à se distinguer des autres dans leur ensemble. Son
profit personnel, c’est uniquement de se libérer du joug
des habitudes, de la bien pensance, des coutumes, du sens commun, de
l’oppression qu’exerce sur l’individu la loi du grand
nombre. Sa morale lui est propre, c’est une évidence, mais
elle est fondée, architecturée, soumise à
évolution, par l’expérience,
l’échange, l’écoute, la réflexion.
Gigantesque différence d’avec l’égoïste
qui, lui, n’a pas, au sens propre, de morale. Cette morale
est-elle pour autant universelle, généralisable, valable
pour tous? Bien entendu, non. C’est d’ailleurs la base
même de l’individualiste, cette invitation à
construire, pour chacun de nous, une morale propre. En quoi, donc,
serait-ce si différent? C’est que l’individualiste
vise à s’améliorer lui-même en permanence.
Par la culture, la réflexion, il cherche à devenir
meilleur, à s’approcher d’un idéal, à
résoudre la contradiction qui existe entre le moi et
l’autre. C’est qu’il le fait au nom d’une
éthique, qu’il s’impose pour cela une discipline, et
que cette discipline suppose, d’emblée, le respect et la
prise en compte d’autrui.
Pour fixer les idées, je vous propose une
tentative de concrétiser la différence immense qui
sépare un égoïste d’un individualiste.
Imaginions l’un et l’autre sur une île
déserte. Sur une telle île, dans l’isolement,
un égoïste ne l’est plus. Non qu’il ne le
soit plus au tréfonds de lui-même mais, par absence de
l’autre, sa tendance profonde à passer devant autrui ne
trouve pas à s’exprimer. En apparence, donc, il
n’est plus égocentrique. Logique, sur une île
déserte, il est le centre de tout. Sur la même île,
l’individualiste, lui, continue de l’être. Il va
continuer de réfléchir, d’agir, de
s’analyser, pour que son adaptation au milieu continue de
s’améliorer. Il va s’imposer une discipline pour
survivre à cette épreuve.
Survivre,l’égoïste le fera certainement. Mais,
l’individualiste, quant à lui, le fera sans abandonner
l’idée qu’il est un humain, que cette situation lui
impose une éthique, une tenue, la perpétuation de sa
particularité d’être pensant, la prise en compte de
l’opposition entre lui-même et la nature, entre sa propre
vie et LA vie au sens générique.
L’une des différences qui
m’apparaît comme évidente, pour ma part, entre
égoïsme et individualisme est que le premier
s’inscrit plutôt dans le registre du matériel, du
palpable, du concret, quand le second serait plus, même si ce
n’est pas entièrement, du domaine des idées. Le
premier s’évertue, souvent en le justifiant, à
améliorer ses conditions de vie, souvent au détriment des
autres, souvent en le justifiant, quand le second veillerait
plutôt à améliorer, quant à lui, son rapport
au monde, sa condition intellectuelle, sa liberté, son
indépendance. De plus, l’individualiste est prêt
à payer le prix de sa liberté, par une vie modeste,
matériellement s’entend, un certain
désintérêt pour la possession et, très
souvent, une mise à l’écart. Les braves gens
n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux.
L’égoïsme serait donc plus matérialiste,
quantifiable, quand l’individualisme serait plus abstrait, plus
intellectuel, beaucoup moins mesurable, beaucoup moins, par
conséquent, rentable. Dans nos sociétés
matérialistes, au fond, l’égoïsme serait une
bonne chose, puisque porteur de croissance, quand
l’individualisme ne le serait aucunement. Il faut donc ici voir
une entrée possible vers l’analyse du fait que
l’individualisme soit tant décrié.
Mais la plus grande différence que
j’opérerais entre individualisme et égoïsme
est que l’un est ontologique quand l’autre serait
plutôt de l’ordre de l’acquis. Je suis convaincu que
l’individualisme est constitutif de la pensée même,
que c’est grâce à lui que l’homme apprend,
qu’il marche vers le progrès, qu’il lutte,
qu’il combat les contingences en vue de les améliorer,
d’en diminuer l’emprise, qu’il vit, tout simplement.
Pour moi, il existe une nette relation entre ce que Nietzsche nomme la
volonté de puissance et l’individualisme, que je vois
comme le moteur profond de toute vie. En ce sens, et parce que tout
homme est soumis à la pulsion individualiste,
l’égoïste, lui aussi, est individualiste. Mais il
l’ignore. C’est pourquoi l’égoïste est
généralement malheureux. Il cherche à combler par
son autosatisfaction un gouffre dont il ignore les raisons et qui, par
conséquent, ne se comble jamais. L’individualiste
conscient refuse l’égoïsme, comme il refuse tous les
artifices qui lui permettraient d’être au monde sans
questionnement. L’individualiste ne croit pas. La solution
proposée par les religions étant
généraliste, il ne peut se résoudre à
s’y soumettre. Il est à la recherche constante d’une
pensée qui lui soit propre, qu’il aurait lui-même
élaborée, qui ne devrait rien à personne. La seule
critique que peut mériter l’individualiste dans son
rapport à autrui, c’est qu’il n’en a pas
besoin. Certes, sa pensée ne saurait s’envisager comme
construite à partir de rien. En ce sens, il a besoin des autres,
de quelques autres, ceux qui, avant lui, atour de lui, ont
pensé, écrit, philosophé, critiqué,
déconstruit, rêvé, envisagé, prédit.
Mais il n’a aucune exigence par rapport à eux. Il constate
ce qui a été, ce qui est, mais n’exige pas des
autres qu’ils produisent, ou pensent, ni pour lui ni à sa
place. Et, ne pas avoir besoin ne veut en aucun cas dire
mépriser. Peut-être même serait-on plus proche de la
véritable empathie si l’on débarrasse ses relations
au monde de la notion de besoin.
L’égoïsme, quant à lui,
m’apparaît être une notion dépendant presque
exclusivement de l’éducation. Sont égoïstes
les gens dont l’éducation a marqué quelque faille.
Sont égoïstes, les gens dont la perception est
troublée, au point de ne pas voir la réalité de la
présence des autres ou, alors, simplement réduits
à l’état de concurrents, de rivaux,
d’obstacles, ce qui n’est pas l’indice d’une
grande clairvoyance. Par exemple, les hommes qui, dans l’enfance,
ont eu à subir une mère abusive, de qui l’on dirait
facilement: tout lui est dû.
II) Une condamnation ferme et unanime de l’individualisme.
Comme évoqué en introduction,
l’individualisme serait de tous les maux le pire, le responsable
quasi unique de la situation de plus en plus précaire de nos
civilisations, occidentales, s’entend, les autres n’ayant
pour nous que très peu d’intérêt, certaines
n’étant pas même reconnues comme telles. Or, je
tiens à faire remarquer que ces espaces terrestres
évoluent tous, plus ou moins, sous la
«bienveillante» surveillance des religions du livre. Et
particulièrement, pour ce qui concerne les occidentales, sous
l’oeil des édiles catholiques et protestantes. Pour ces
deux dernières, l’égoïsme est clairement
désigné comme au nombre des péchés
capitaux. Indirectement, me direz-vous, puisqu’ils la liste en
est: la paresse, l’orgueil, la gourmandise, la luxure,
l’avarice, la colère et l'envie. L’avarice,
l’envie et la gourmandise tracent, entremêlées, un
excellent portrait de l’égoïste. On comprend donc
parfaitement pourquoi l’individualisme, entendu au sens
d’égoïsme, est mis à l’index par les
tenants de la morale, pseudo-morale, devrais-je dire, car dogmatique,
chrétienne. Pour ces gens, en effet, le bonheur n’est pas
de ce monde mais réservé à la vie au-delà,
à laquelle je ne crois, dois-je le préciser, pas une
seconde. Dans ce monde-ci, l’humain se doit de se contraindre. De
tempérer ses pulsions sexuelles, de réfréner ses
envies, ses désirs, ses appétits, tout ce qui le
constitue fondamentalement. Au nombre de ce tout,
d’évidence, l’individualisme, qui, si vous
m’en croyez, peut être qualifié d’ontologique,
fondamentalement lié au fait d’exister lui-même.
L’individualisme est porteur de libération, en particulier
vis à vis des dogmes, des courants de pensée globaux,
donc de la religion. Les théologiens ont donc tout
intérêt à entretenir la confusion entre
égoïsme, qu’ils condamnent fermement, et
individualisme, qui les condamne, eux, à l’obsolescence.
Où il est démontré que, comme pressenti, la
condamnation de l’individualisme pourrait bien être
politique, au sens des affaires du monde, et très utile à
la perpétuation d’un ordre moral établi où
le dogme domine encore largement.
Je comprends plus difficilement la condamnation de
l’individualisme par les politiques, au sens de gouvernants
élus ou non de nos nations. Je la comprends, au sens
sus-indiqué d’artifice utile au maintien d’un ordre
établi. Mais je trouve plus criante la contradiction que
contient ce stratagème. Il faut vous dire que je ne suis pas de
la dernière pluie et que j’ai derrière moi un lourd
passé politique, au sens d’activité militante, plus
ou moins commune, en vue de l’amélioration de la condition
humaine. Et, de ce fait, je me souviens du temps où le mur de
Berlin n’était pas encore à terre. Que nous
disait-on, que nous rabâchait-on, dirais-je, alors, pour
condamner rédhibitoirement les régimes outre-mur? Que
l’individu n’y était en rien respecté. Et
l’on portait aux nues les quelques ceux qui,
indéniablement mûs par un individualisme forcené,
se dressaient, souvent au risque de leur vie, sous ces régimes,
contre l’ordre établi. Je veux parler de Soljenitsyne,
Arthur London, Sakharov et autres dissidents notoires, et, bien
entendu, de tous les anonymes. A cette époque, assez peu
éloignée, il semble bien que l’occident non
seulement admettait mais aussi encourageait l’individualisme. Une
bonne part de la victoire de l’ouest sur l’est repose sur
le fait que, dans nos contrées, nous avons, à cette
époque, sans cesse opposé la loi de l’individu
à la loi du nombre. Il se pourrait donc que nous soyons ici en
face d’un revirement total de l’idéologie dominante
dans les démocraties libérales. A quoi peut bien
être dûe une telle volte face? Évidemment au danger
que représente l’individualisme pour
l’idéologie dominante, maintenant que le mur est
tombé. Une conséquence tardive de la chute du mur.
Jugement que je me dois de tempérer par le fait que
l’occident se solidarise encore assez largement avec les
individualistes lorsqu’ils sont, par exemple, en Chine. Mais vous
pouvez m’accorder que nous sommes plutôt en présence
d’un «deux poids deux mesures» que d’une ligne
claire de soutien aux individus en général. Ce qui vaut
là-bas ne vaut plus ici. En quoi l’individualisme
serait-il devenu dangereux de ce côté-ci du monde?
Évidemment à cause du consensus qui réunit
maintenant l’ensemble des dirigeants du monde
«libre». Je veux parler de la mondialisation. Car, si elle
est un fait, une conséquence du raccourcissement des distances,
du partage de plus en plus rapide et efficace des informations et des
biens, la mondialisation n’en est pas moins une idéologie.
Celle qui aboutit au fait que les profits doivent circuler toujours
dans le même sens, vers nos banques occidentales. Il
apparaît donc comme dangereux que toute dissidence par rapport au
dogme soit autorisée. Il faut qu’elle soit muselée.
Il faut que les peuples considèrent comme inéluctable
leur destin, comme inévitable la tournure qu’ont prise les
événements, comme indépassable l’horizon
fixé, comme unique la solution proposée. Or, si vous
m’avez bien suivi, il m’est évident que ce que
l’individualiste refuse avant tout est la pensée commune.
L’époque n’est pas, vous l’aurez certainement
remarqué, à l’émergence des pensées
originales.
Mais, plus sûrement, je verrais dans la
dénonciation unanime de l’individualisme, qu’on
déguise utilement en égoïsme, une habileté
machiavélique de la classe dirigeante. Pour me comprendre, il
faut que vous fassiez l’effort de comprendre, de constater, que
tous les problèmes qui se font jour dans nos
sociétés ne peuvent être imputés
qu’à une seule personne: vous. Vous mourez du cancer, ce
n’est pas parce que la voiture pollue, que les aliments sont
surchargés de pesticides, c’est parce que vous fumez ou
vous nourrissez mal. Vous avez des accidents de la route? Ce
n’est pas parce que celles-ci sont indignement
surchargées, qu’on ne vous a pas correctement appris
à conduire, que les automobiles sont surpuissantes, mais pare
que vous conduisez dangereusement, que vous avez oublié de
mettre votre ceinture. Vous ne parvenez pas à convaincre vos
enfants de faire des études et, par là, de pouvoir
envisager un meilleur sort que le vôtre? C’est parce que
votre manière de les éduquer est déplorable et non
que l’enseignement est de plus en plus une machine à
sélectionner les mêmes. Vous n’arrivez pas à
boucler les fins de mois? C’est que vous ne savez pas
gérer un budget et non que les prix ont bien trop
augmenté par rapport aux salaires. Vous ne parvenez pas à
rembourser tous les emprunts que vous avez souscrits? C’est que
vous avez agi sans raison en les souscrivant et non qu’ils
étaient pour vous la seule solution pour continuer de manger. On
pourrait multiplier les exemples. Parmi eux, bien évidemment, le
fait que vous êtes par trop égoïste. Or, il faudrait
peut-être que cela soit dit, le système a besoin de cet
égoïsme. Et c’est lui qui l’entretient.
Imaginez que nous décidions de n’avoir plus qu’une
seule auto pour quatre, ce qui serait amplement suffisant pour
accompagner les enfants de l’immeuble à
l’école, que nous n’ayons plus qu’une
télé par étage, ce qui serait gérable,
qu’un congélateur par pallier, ce qui
s’avèrerait suffisant, qu’un abonnement à
internet pour tous ceux qu’il peut desservir, un
téléphone par famille... Le système tombe.
Pour des raisons qu’on ne peut dissocier du
fait que nos actuels gouvernants sont, tous, très proches de la
hiérarchie religieuse, très croyants, très pieux,
il faut donc que le système soit sauvé par votre
culpabilité. Et cette culpabilité, ils, quelqu’un,
si ça se trouve personne, le système ayant le
génie de générer par lui-même les
règles qui le font survivre, cette culpabilité, la
meilleure manière de vous la faire endosser, c’est de
condamner votre propre attitude, de vous amener à vous
auto-flageller, en dénonçant, au travers de votre
«égoïsme», en fait, votre individualisme,
serait-il embryonnaire. Celui-ci étant constitutif de votre
personne humaine, vous n’avez, bien entendu, aucune chance de
l’éradiquer autrement qu’en vous éradiquant.
Le système vous pousse, insensiblement, à la disparition.
Car rien, à l’aune des idées
présentées comme généreuses, qui font le
sens commun, les bons sentiments ambiants, ne vous permet de justifier
votre penchant naturel à vous dégager de la doctrine
majoritaire autrement qu’en avouant que vous êtes coupable,
ce que vous savez, la plupart du temps, faux.
Les astuces sont nombreuses pour
accréditer le fait que l’individualiste est
déviant. On nous raconte, par exemple, des fables sur le
collectif dans le sport, sur l’équipe qui gagne alors
qu’il n’est pas besoin de beaucoup de lucidité pour
voir qu’un homme comme Zidane, par exemple, est un individualiste
et, par conséquent, les équipes de foot un
conglomérat de personnes motivées uniquement par leur
propre sens du jeu. Il est beaucoup d’autres exemples de
glorification du collectif qui ne reposent sur aucun collectif concret.
Les mariages, les enterrements, où chacun n’est
présent que pour exorciser sa propre peur de la mort, les
manifestations, où chacun n’est présent que pour
défendre ses intérêts, son emploi. On pourrait
citer la fraternité entre motards, alors que, la plupart du
temps, vous l’aurez sûrement remarqué, les motos ne
transportent qu’une seule personne qui s’en sert
systématiquement pour passer devant tout le monde. Les exemples
ne manquent pas de collectif fallacieux. Le plus faux pourrait
être le concept de mémoire collective, voire
d’inconscient collectif. Parce que nous serions nés ici
plutôt que là, à telle époque plutôt
qu’à telle autre, nous aurions en commun une
mémoire constituée de grands noms, d’objets
symptomatiques, de concepts que nous partagerions, d’oeuvres, de
paysages, de chansons. Pour les Français, par exemple, Voltaire,
De Gaulle, la traction,, Picasso, Mitterrand, la révolution
française, la deux chevaux, la liste est longue. Mais je vous
mets au défi de me trouver deux personnes qui auraient
strictement le même souvenir de la révolution
française, par exemple. Si bien que la mémoire
collective, si elle existe, se résume à un mur de cases
absolument vides, soigneusement étiquetées mais sans
absolument aucun autre sens que celui d’un vulgaire catalogue. Et
qu’est-ce qu’une mémoire vide? Tout sauf une
mémoire. Un amas de neurones inertes, un bout de plastique
inutile, un film sans images, une chanson sans musique ni paroles. Ce
concept de mémoire collective est peut-être le plus
politique de tous. Politique au sens où il s’agit
d’un outil artificiel servant à créer une
pseudo-cohésion, un faux ensemble, une fausse communauté.
Et je proteste, quant à moi, sur l’idée même
de mémoire collective française. Dans mes cases à
moi, vous trouverez Shakespeare, Hemingway, Wilde, Pasolini, Fellini,
la NASA, octobre 1917, la muraille de Chine, la lune, Mars, Io, autant
de choses, plus, sûrement, que les typiquement françaises.
Et je prétends que ma mémoire ne ressemble à
aucune autre. Elle m’est propre, personnelle, individuelle. Je me
méfie beaucoup de ce concept et de sa utilisation et je crois
que les gens qui y font référence le font à
dessein. Pour nous manipuler. De même, vous trouverez souvent des
gens pour affirmer que nous nous ressemblons, tous, au fond. Que nous
avons tous le même moteur vital. Ils ne se trompent pas. Mais
c’est dans le champ de la ressemblance qu’ils
s’égarent. Ils vous diront qu’une mère,
toutes les mères, savent de quoi il retourne dans ses
rapports à l’enfant. C’est absolument faux. Chaque
mère entretient avec son enfant des rapports tout à fait
singuliers, faits de son éducation, des ses origines, de ses
traumatismes, qui sont uniques. Ils vous diront qu’on sait bien,
qu’au fond, nous sommes tous pareils, que nous avons tous le
même abord aux femmes, nous, les hommes. C’est tout
aussi faux et pour les mêmes raisons. Ils vous citeront un tas de
choses plus ou moins agglomérées, plus ou moins logiques,
plus ou moins comprises, qui, selon eux, font de vous leur semblable,
ainsi que de tous les autres humains. C’est
rédhibitoirement faux. Ce qu’ils n’ont pas compris,
c’est que ce que nous partageons, en vérité,
c’est le fait d’être une particularité
absolument unique. Et c’est en se l’avouant, en y ayant un
accès véritable, qu’on finit par comprendre
l’autre, parce qu’on aura compris qu’il est
finalement aussi exceptionnel que nous-mêmes. Ce que j’ai
de plus universel est ma particularité.
III) Conclusion
Je voudrais ici préciser un point important:
les individualistes ne sont pas pour moi, d’une manière
générique, les humains les plus respectables, ceux
par qui viendra forcément le salut, les seuls tenants de
l’avenir. Il en est des individualistes comme des autres
catégories humaines: certains sont fréquentables et
d’autres absolument pas. S’ils recherchent sans
relâche des solutions aux problèmes humains, certains
trouvent des solutions individuelles, certes, mais inacceptables.
Comme, par exemple, de faire un choix entre bons et mauvais humains. A
preuve les déclarations tardives de Soljenitsyne, les
élucubrations de Céline, qui me semblent pouvoir
être considérés comme deux archétypes de
l’individualiste. Peut-être devrais-je ajouter, cela a son
importance, de droite. Car ce qualificatif, outre qu’il est vrai
pour ces deux-là, suppose l’existence
d’individualistes de gauche. Cette formule n’est pas, comme
peuvent le croire tous ceux qui confondent égoïsme et
individualisme, un oxymore. La gauche elle-même, en France au
moins, n’est pas très à l’aise avec la
revendication d’un individualisme de gauche. Indubitablement une
conséquence de ses origines chrétiennes. Vous savez comme
sont les chrétiens. Tenants de l’ordre établi et
versés dans la charité. Ceux qui ont continuent
d’avoir mais doivent partager ce qu’ils jugent
surnuméraire. Avec, en plus, une forte tendance à
l’auto-flagellation pour les travers humains qu’ils jugent
condamnables. En particulier l’individualisme, qu’ils
considèrent comme l’une des monstruosités humaines,
l’une des manifestations du démon. Le passé
chrétien de la gauche socialiste française la range au
rang de ceux pour qui l’individualisme, qu’ils confondent
avec un égoïsme, est condamnable. Quant à la gauche
communiste orthodoxe, qui est peut-être le courant qui a le mieux
appréhendé le problème posé par
l’individualisme, il le condamne également et ses
solutions restent très semblables à celles que
proposaient les grands ancêtres de la doctrine: autocritique,
réhabilitation et camp de travail. Le seul courant de
pensée qui s’intéresse vraiment à
l’idée d’un individualisme de gauche est
l’extrême-gauche. Voir à ce sujet les contributions
de Philippe Corcuff, par exemple. Ainsi que certaines contributions
annexes du PS, sur le thème: ne laissons pas la réflexion
sur l’individualisme de gauche à l’extrême
gauche. Si le PS s’intéresse à
l’individualisme, c’est évidemment pour des raisons
politiciennes.
C’est pourquoi, devant les difficultés
rencontrées par la gauche modérée,
française en particulier, mais mondiale également, qui se
trouvent de manière patente dans une impasse idéologique
et en perte constante d’audience, je me permettrais de leur
suggérer effectivement une réflexion autour du concept
d’individualisme de gauche. Le propos est simple: nous changeons
absolument tout. Plutôt que de s’entêter à
fustiger et tenter de faire disparaître l’individualisme,
faisons la constatation qu’il est aussi naturel à
l’homme que le besoin d’air, la parole, les pulsions
sexuelles ou de reproduction. Une fois le constat fait,
l’individualisme cesse d’être une tare, une
monstruosité, une anomalie, une chose qui nous est
étrangère, mais est devenue partie intégrante de
nous-mêmes. Il devient alors possible de se raisonner
soi-même comme individualiste et d’apprendre à
maîtriser cette pulsion comme nous en maîtrisons
d’autres. Alain Badiou parle de discipline comme solution au
problème de la vie en commun. Je le rejoins sur ce point.
Apprenons à nous discipliner, apprivoisons notre individualisme,
considéré non plus comme une tumeur mais comme
constitutif de notre être profond, naturel, en un mot:
ontologique. S’ouvre alors une ère de
l’individualisme tempéré. Pour prendre un exemple,
imaginons un feu rouge dans une rue déserte et de nuit. Beaucoup
de gens vont passer ce feu. Parce qu’il n’y a, soi-disant,
aucun danger, parce que, surtout, il n’y a personne pour les
verbaliser. Maîtriser son individualisme, ce serait
s’arrêter quoi qu’il en soit, à tous les feux
rouges, non pas parce qu’on ne risque pas d’être pris
mais parce qu’on ne sait vraiment jamais à quoi l’on
s’expose, on expose les autres, en le franchissant. Ce que
l’on pourrait nommer autodiscipline. La vie en commun suppose de
ma part que je respecte en toutes circonstances les règles
communes. En toutes circonstances. Reconnaître
l’individualisme, même si, je vous l’avoue, je
préfère un individualisme de gauche à celui de
droite, sans conteste, reconnaître l’individualisme,
c’est redonner à chacun d’entre nous la
responsabilité de le gouverner et non plus de se
l’autoriser jusqu’au point où on nous punirait pour
avoir franchi la frontière.
Tous les gens qui, de près ou de loin, sont
impliqués dans le pouvoir, dans les réflexions autour du
pouvoir, dans les questions sociales ou de société savent
très bien que les solutions aux problèmes humains, ainsi
que les problèmes eux-mêmes, d’ailleurs, viennent
toujours d’un individualiste, une personne à
l’esprit indépendant, voire retors, qui, seul dans son
coin, loin des chemins battus, loin des idées à la mode,
des poncifs, loin des idéologies, des influences, trouve,
quelque jour, l’idée neuve qui va bouleverser, en bien ou
en mal, l’ordre du monde. Autrefois, il était
courant de parler de l’espace très restreint qui se situe
entre la marge et la limite. Avec, corollaire, cette idée que
c’est toujours à la marge que s’enrichit le
système, en récupérant, par l’appât du
gain, la flatterie, les honneurs, tous ceux qui, dans cet espace
minuscule, inventent un avenir. Ceux-là, fort peu nombreux, sont
toujours des individualistes. Parfois lumineux, parfois
catastrophiques. En rapatriant l’individualisme au sein
même de la communauté humaine, nous ne pouvons que
provoquer un élan absolument sans précédent,
puisque nous autoriserions par là des dizaines de personnes
à vivre leur individualisme sans culpabilité, à ne
plus devoir choisir l’île déserte qu’impose
aujourd’hui toute réflexion originale, et, ainsi, nous
profiterions, l’ensemble de l’humanité profiterait,
de toutes les très bonnes idées qui naissent dans les
esprits individualistes, et pourrait donner son avis, très
démocratiquement, sur toutes les très mauvaises qui y
naissent parfois, mauvaises idées souvent rendues encore plus
néfastes par la culpabilisation qu’exerce
aujourd’hui le sens commun, provoquant assez
régulièrement chez leurs auteurs la rage et
l’entêtement que donne le ressentiment.