Nécessité de Nietzsche et contingence de Marx.













    L’idée de base de ce texte me vient d’un dialogue animé avec un ami assez critique sur certaines de mes convictions. Au cours de ce dialogue, je lui ai, sans plus y réfléchir, asséné l’argument péremptoire selon lequel la lutte de classe est de l’ordre de la contingence. Cette idée ne tombait pas des nues. Elle était une réponse, à mon avis assez opérante, sur l’opposition assez stigmatisée entre Nietzsche et Marx. Vous savez ce qu’il en est des idées. On les profère, on les croit expulsées, alors qu’en fait, elles nidifient, regroupent insidieusement autour d’elles  toutes les autres idées qui s’y rattachent, finissent par faire un bloc de pensée qui, un jour où l’autre, resurgit sous les traits d’une nouvelle conviction apparemment très étayée, ce qui n’est que faux-semblant. Elles demandent simplement de l’attention, qu’on se préoccupe d’elles, menaçant, sinon, de continuer de conquérir l’ensemble de vos neurones. Cette idée renaît, avec l’évidente demande d’être réexaminée.

    Si la lutte de classe est contingente, alors, qu’est la nécessité? Le contraire de contingent étant, pensée réflexe, la nécessité, le débat se pose d’emblée en termes de manichéisme. A quoi servirait donc de trouver l’inverse? Surtout si , première pensée, l’opposition portant sur la différence entre Marx et Nietzsche, le réflexe impose de réfléchir à la question: en quoi Nietzsche pourrait bien être le contraire de Marx? Piste stérile? A priori, oui. Mais les à-priori, vous voyez bien. On les rejette d’un revers de main, parce que ce sont des à-priori et qu’on a de l’éducation. Total, ils vous reviennent illico en pleine face avec encore plus de violence. Très délicat problème que d’analyser ses à-priori en toute quiétude. D’abord, renoncer à avoir l’air intelligent. Suivre ses à-priori, serait-ce pour les étudier, n’est pas très valorisant. Tout le monde a des à-priori. Les écouter, c’est prêter le flanc au paradoxe vital: expliquer aux autres que ses à-priori à soi valent plus d’attention que ceux des autres. En général, si l’on n’est pas équipé, à ce point du dialogue intérieur, on saute un cran qui vous emporte dans le clan des “fêlés” égocentriques. Donc, avant de manipuler ses à-priori, on est prié d’attacher sa ceinture, de vérifier qu’on est en bonne santé, de manger quelques légumes, parce que ça rend intelligent. C’est Nietzsche qui le dit.

    Là, donc, je vous entraîne, je tente, pour le moins, de vous entraîner sur le chemin de la remise en cause de mon propre à-priori. Et si Nietzsche était véritablement le contraire de Marx? D’un point de vue sémantique, la démonstration est assez aisée. Si Marx est contingent, si Nietzsche est nécessaire, c’est évident, ils sont contraires. En quoi Marx est-il contingent? Il fait partie de la partie de la pensée qui pouvait ou non survenir. En quoi Nietzsche est-il nécessaire: sa pensée ne pouvait manquer de survenir un jour ou l’autre. Démonstration terminée. L’un nécessaire, l’autre contingent. J’ai vaincu. Ils sont bien opposés. Manque de chance, je me suis vu penser. Je viens de schématiser. Non pas raisonner. Vouloir démontrer. Or, j’espère que vous le savez, tout est démontrable. En s’appuyant sur des extraits de Marx, de Nietzsche, des deux ensemble, je vous fous mon billet que je parviens à vous démontrer n’importe quelle idée. Y compris celles qui me font horreur. D’ailleurs, faire horreur, c’est déjà un jugement. Attention, nous voici, si vous m’avez suivi, au royaume où plus rien ne tient. Toutes les prises sont foireuses. Terminé. Nous avons sauté dans le vide. En une demi-page, c’est un exploit!.... Et en une demi-phrase, j’y retourne...

    Le mieux, dans un tel cas, c’est de demander leur avis aux intéressés. De Marx et de Nietzsche, ne restent que les écrits. Relisons. Mais de la pensée de Marx ou de Nietzsche, par contre, restent des adeptes. Si l’on interroge les marxistes, le doute se confirme. Nietzsche, c’est l’horreur, encore, personnifiée. L’individualisme n’est porteur d’aucune solution. La solution, c’est l’effacement de soi devant la loi du nombre. La loi du collectivisme. Bien!... tiens!... Voyons du côté des nietzschéens... La même, en couleur. Le marxisme, au secours!.... Aucune loi universelle ne peut être basée sur l’intérêt du groupe, la négation de l’individu... Tiens!.... Eux, en tous cas, les deux, je veux dire, ils sont assez d’accord avec mon à-priori. Les gémonies, d’un côté comme de l’autre. Quand je pense que c’est moi qu’on renvoie à mes contradictions... Bon!... Au fait, je m’aperçois d’une chose, pas anecdotique pour un sou. Pourquoi m’intéressé-je à l’apparente opposition entre Marx et Nietzsche? Désolé, j’avais omis de vous dire que, comme ça, à première vue, les deux coexistent en moi. La culture, mon cul, disait Sartre, par ailleurs assez touché par le marxisme et par Nietzsche, tiens!..., pensée complétée par un appendice beaucoup plus intéressant : la production humaine, serait-elle constituée de livres, ne peut être considérée, par à-priori, comme plus intéressante que ce qu’il fait, chaque jour, sur le pot.... Ça, c’est ce que je considère, sans contestation, comme une démission. On démissionne quand on veut, sur le sujet qu’on veut. On claque la porte si on veut. Ce qu’on devrait faire, ensuite, c’est passer la main. Ce que Sartre n’a pas fait. Peut-être a-t-il eu raison. Son “plaidoyer pour les intellectuels” est postérieur à sa prise de conscience. Il n’en est pas moins indispensable, dans sa tentative d’exprimer que, bien malgré eux, certains des humains, les intellectuels, c’est ainsi qu’il les nomme, réunissent en eux l’ensemble de la problématique de la pensée humaine, ce dont ils ont, on les comprend, bien du mal à se dépêtrer. Voilà Freud. Tiens, si Nietzsche est l’inverse de Marx, où se situe donc Freud? Je note... En attendant, donc, me voici dans la peau, position argumentée par Sartre, excusez-moi du peu, dans la position de celui qui aurait dans le crâne une vue assez panoramique de la problématique et qui désirerait vous la faire partager. Un tout petit rien. Sartre est resté en route. L’avantage que je lui accorderais, c’est de ne pas avoir sombré dans le mythe de l’absurde, comme son petit camarade Camus. La contradiction qu’il a levée, au moins, Sartre a eu le talent de l’assumer. Nous sommes dérisoires, c’est entendu. Le moins que nous puissions faire, c’est de tenter de l’être magnifiquement. Sartre a refusé le Nobel (sous-entendu: ce que Camus n’a pas fait, lui!...). Moi, si on m’attribuait le Nobel... Ça y est, vous n’avez pas vu le piège... Dans la dernière phrase, vous n’avez vu que “moi” et ignoré le “si”. Vous vous êtes dit: c’est quoi ce benêt qui croit qu’il pourrait avoir le Nobel? Ben oui, mais je me suis mis à l’abri, en vérité... J’ai mis un “si”.... Si ma tante en avait , on l’appellerait mon oncle, avec des “si”, on mettrait Paris en bouteille, etc.... Vous croyez m’apprendre quelque chose en me rappelant que je n’aurai jamais le Nobel? Allez, je vous pardonne, on n’est qu’au début.. Vous n’avez pas encore tout à fait excité votre sagacité. Mais bon, il va falloir, hein, je vais pas m’arrêter au détour de tous les mots pour vous rappeler à l’ordre. Oui, oui,... bien!... Mon ordre... Pas le vôtre!... Vous voyez, quand vous voulez!... Vous allez me répondre, parce que votre pensée en est encore à la différence entre Camus et Sartre, que Camus, lui , a été plus clairvoyant pendant la seconde guerre mondiale... et que Camus, lui, n’a pas collaboré... A quoi je réponds une seule date: la brouille ne date que de 1952... C’est assez tardif. Sartre disait: à force de ne dénoncer que des petites bêtes, on ne dénonce plus rien du tout. Il parlait de “la peste”, une soi-disant allégorie sur le nazisme. Là où Camus déraille, c’est quand il sombre dans l’absurde. Ce n’est pas parce qu’on ne comprend plus rien qu’il n’y a rien à comprendre. Là, Camus est débordé par sa propre posture. Sartre lui a donné quitus du fait que, effectivement, certains d’entre les humains ont une appréhension plus ou moins globale de l’ampleur du problème. Il ne sait pas s’en dépatouiller et il en conclut un peu rapidement qu’il n’y a rien à comprendre. Vous savez quoi? Si ça se trouve, c’est vrai!... Il n’y a rien à comprendre. Êtes-vous certains que vous en êtes arrivés à un niveau suffisant pour conclure? Moi, c’est exact, non!... Mon problème?

    Là, je vous vois, vous commencez à vous demander où je cherche à vous entraîner... C’est vrai, où sont Nietzsche et Marx? Vous le faites exprès? Non, c’est inné?  Bien. J’ai encore du mal.... On est en plein dedans, mes chers amis. Ils ont tous les deux lu Nietzsche. Ils ont tous les deux un positionnement par rapport à Marx. Sartre, par circonspection, sent que Marx a dit une partie de la vérité et ne sait s’en débrouiller, Camus sent que Nietzsche a raison mais ne sait qu’en faire. Il n’a retenu que la part “inéluctable” et en conclut que seul le néant est en nous présent. Mais Sartre a également lu Nietzsche. Comme Camus a également lu Marx. Ils sont indissociables. En mathématiques, on dirait que le problème qu’ils posent est “indécidable”. Au passage, indécidable, c’est le nom qu’a choisi Roland Moreno pour son site internet, Moreno qui est, entre autres, l’un des tenants de la théorie du chaos. Je vous avais prévenus, il va falloir s’armer. En fait, si vous m’avez suivi, on en arrive au fait que Sartre et Camus ne sont aucunement en opposition, comme on voudrait nous le faire croire. Ils se situent en bascule entre l’univers nietzschéen et l’univers marxiste. Un rien, un souffle, suffirait pour vous faire basculer d’un côté ou de l’autre. En ça, vous avez raison, ils vous ressemblent. Vous seriez presque légitimés à conclure, mais c’est trop tard, vous l’avez déjà fait, que celui-ci a plus raison que celui-là.

    Pourtant, c’est patent... il nous est impossible de faire un choix entre Camus et Sartre autre que subjectif. Au nom de quoi? Là, je crois qu’on est dans le vide pré-annoncé. Débrouillez-vous!... Que je vous donne mon avis? Vous plaisantez? Tout ce texte, depuis le début, les pirouettes, les circonlocutions, tout tendait à ce piège. Vous ne pouvez plus me demander mon avis. Vous êtes gonflés. Je sais, la position de repli, c’est justement de protester: je t’ai rien demandé... Vous êtes grossiers, en plus. J’aime!.... Et bien, en dépit de toute logique, je vais me prononcer: je préfère Sartre. Pourquoi? Vous êtes lourds!.. (référence à Céline: que pensez-vous de vos contemporains: ils sont lourds. Là, normalement, vous avez compris: les références, les points d’appui, c’est terminé! Céline ne peut être rapproché de Sartre ou Camus... C’est ce que vous croyez encore... Désolé)... Parce qu’il assume! (Sartre!... Suivez, un peu!..)... Camus se déballonne. Par chance, il meurt. A cause d’une Facel Vega, très belle auto. A la James Dean. Le meilleur acteur que la terre ait jamais porté... Ce qu’on dit. Ce qu’il n’a pas eu le temps de démontrer... Sauf que Montand, lui, il a accepté d’avoir quatre vingts ans... Sartre, lui, a joué avec la vie au point d’en arriver à être physiquement abjecte. Vous supportez l’idée, vous, d’être physiquement en déchéance? Camus a tort. Là, je suis dans mon rôle. Il n’avait compris qu’une partie de la pensée de Nietzsche. Il en espérait une rédemption. Là, ça y est, le vide devrait devenir inquiétant. Il en est, parmi nous, les plus nombreux, qui ne peuvent envisager de rompre avec les liens hérités du passé qu’à condition d’en avoir d’autres. L’image de Tarzan dans la jungle, qui ne peut lâcher une liane que s’il en a visé une autre. J’ai dit les plus nombreux? Pardon!.. tous!.. Moi compris... Nous sommes absolument infoutus de lâcher une certitude pour n’en concevoir aucune autre. Lâcher dieu pour Nietzsche, on est d’accord, à condition que Nietzsche nous apporte une nouvelle perspective. Comme, exemple, la rédemption. Que “croire” en Nietzsche nous apporte la certitude d’en sortir meilleur. Là, au nom de rien, j’interviens, sans aucune légitimité, je coupe la liane suivante. Badaboum, la fange, la boue!.. Y’avait qu’à pas espérer!... De quel droit? Si quelqu’un a une réponse, merci!...

    Vous voyez, les structuralistes, hein? ( Je vous laisse le soin de faire défiler les noms.. Facile!..) On attrape un problème par un tout petit bout, et hop, on arrive tout droit au nœud central. Si on osait la grossièreté, j’aime oser,  on dirait: attrapez Sartre ou Camus par la queue, celle-là, exactement, et vous en arriverez à Marx et Nietzsche, si c’est votre but, mais, moins restrictivement, plus dilettante, où vous voudrez. Maintenant, c’est à vous de décider où. N’empêche, là, Freud revient en force. Si ce qui vous intéresse est de savoir pourquoi l’un ou l’autre a choisi telle ou telle voie, là, le papy autrichien va vous être utile. Ne serait-ce, pour l’un et l’autre, que l’angle du rapport au père. Bon appétit!... Là, je vous offre l’échappatoire confortable: quand vous aurez fait le tour des “possibles” névroses de Sartre et Camus, vous aurez l’impression d’avoir une espèce d’ascendant sur les deux personnages: vous, vous vous sentez au-delà de ça.... Quand vous en serez revenus, convenez: il reste un mystère. Pourquoi pas la composition de “l’enfer” de la bibliothèque paternelle (pour Camus, le terme ne convient pas mais le symbole demeure) de l’un ou de l’autre? Freud, c’est son défaut est, hélas, très efficace. Si le propos est de ramener les penseurs à la fragilité humaine (allusion à Rimbaud: fragile comme de la soie..), alors Freud fonctionne à merveille. Il est la porte de sortie par laquelle sortent la plupart des êtres humains qui cherchent une excuse à leur médiocrité, en particulier les anglo-saxons, et, soyons francs, surtout, les états-uniens. Freud a décrit absolument tous les comportements humains, la plupart d’entre nous se sert de ce génie pour s’excuser d’être “ordinaire”. Aïee!.. j’en perçois qui suivent... Et Nietzsche, alors? No comment!... La même chose. Si quelques uns d’entre vous l’ont vu, je n’ai qu’un mot: chapeau!... Sauf que Nietzsche est beaucoup moins populaire, médiatisé, répandu, que Freud. Sauf que Nietzsche sent le soufre, parce qu’il fait, au passage, sauter dieu et, bien pire, la foi!... Les amerloques ne peuvent entendre un gugus qui balaye dieu d’un revers de main. Vous non plus. Freud et Nietzsche disent la même chose? Chiche!... Lisons Nietzsche.. On verra obligatoirement la différence. Mais lisons-le!... La normalisation inhérente à Freud devrait alors sauter d’elle-même, s’évaporer.

    A ce point, je suis sûr que vous vous dites: ce type part dans tous les sens. Où allons-nous? Il ne le sait pas lui-même... Si vous êtes honnêtes, reconnaissez, vous êtes perdus!.. Si, je le sais... De Nietzsche à Marx, de Camus à Sartre, en passant par le structuralisme, de Freud à Rimbaud, le panorama a semblé s’élargir.... Il s’est restreint. Il s’est concentré, a zoomé (version moderne) sur l’individu. Là, on y est. Au risque de l’accusation de digression, parlons , par exemple, de la naissance de l’absurde. Camus, Becket, Ionesco, Vian, dans une mesure plus contestable, d’autres... Vous vous souvenez des dates? Après-guerre... La seconde... Vous auriez été dans quel état après ça? Quel sens auriez-vous attribué à l’ordre du monde? Et vous savez quoi? J’ai une question pour vous: qui assume ce non-sens autrement qu’en se vautrant dans le repli de l’impuissance, de l’absurde? Sartre!.. Vous voyez, hein! On est bien sur du dur!... Sartre traverse l’occupation, ce qui n’est pas glorieux, il ne fonde pas le journal “combat”, il n’a pas de médailles, mais, à la sortie, il se pardonne ses égarements, après avoir écrit «la nausée», il nous livre «l’être et le néant» puis, la guerre terminée, «les mains sales». Ces livres vous paraissent ressortir de la logique de l’absurde? Personnellement, je ne souscris pas. Les autres, eux, ne se pardonnent pas!.. Eux, ils s’en veulent de n’avoir rien pu, d’avoir été impuissants sur le réel. Qui se berlure? Qui a cru qu’on pouvait infléchir le cours de l’histoire, tout seul, avec ses petits poings cruels, avec ses livres, avec sa personne? Qui a raison? Vous avez une réponse à ça? Vous êtes perdu!... Vous avez vu la porte? Vous croyez que, de là où je me situe, où je suis moi-même par moi-même situé, tout se vaut? Vous croyez avoir pu ressaisir un sentiment moral, un jugement? Raté!.... Si vous me demandez mon avis sur cette période comme on le demande sempiternellement depuis, et vous, vous auriez fait quoi?, je ne prends même pas le temps de réfléchir: si j’avais vécu à l’époque, j’aurais été résistant, j’aurais sauvé des juifs, j’aurais tué des Allemands. Là, normalement, vous ne comprenez plus rien. C’est qui, ce type, qui donne des leçons, qui croit qu’il aurait été du bon côté, qu’il aurait obligatoirement été un héros? En premier lieu, les héros, c’est la victoire qui les définit. Si la France était aujourd’hui une province de l’Allemagne, les héros, ce seraient les autres!... Ensuite, je ne me situe pas du côté du “bien” mais de celui du “juste”. Sauver des Juifs, résister, tuer des Allemands, c’est juste, en 40-45. Dire que c’est bien suppose une autre grille de lecture, moins contingente. Or, pendant cette période, la contingence est forte. Écrasante. Pourquoi sauver des Juifs, par exemple, est-il plus justifié que de sauver des Chrétiens, des Roms, des Allemands, même, pour pousser la provocation à son extrême? Deuxième point, c’est contradictoire. Ne viens-je pas de dire que seul Sartre avait à peu près correctement traversé la période? Il a collaboré ou presque... Camus, lui, est un héros de la résistance... Mon jugement instinctif condamne plutôt Sartre... C’est quoi ce cafouillage? Et là, je souris encore. Vous n’avez pas lu la phrase. Vous n’avez répondu qu’au “je” en négligeant le “si”. Ce “si”-là suppose qu’on se replace dans le contexte de l’époque, qu’on vive à l’époque. A ce moment-là, s’il  était possible de s’y transporter, vous auriez raison: je ne sais absolument pas ce que j’aurais fait. Seulement voilà: se transporter à cette époque en pensée relève de l’utopie la plus pure. Ni moi ni vous, j’insiste, ni vous, ne pouvons répondre en toute objectivité à la question qui vous tripote: qu’aurions-nous fait? Si ça se trouve, vous, qui pensez que vous n’auriez pas obligatoirement été héroïques, au moins, vous vous connaissez, vous auriez fait sauter des trains et moi, qui juge à l’emporte-pièce, j’aurais collaboré. Si ça se trouve... Seulement, personne n’en saura jamais rien. La phrase commence par un “si” bien plus déterminant que le “je”, que, pourtant, vous avez eu envie de stigmatiser. Tout ce qui nous reste, c’est la posture. Posture qui nous impose, moralement parlant, puisque le “mal absolu” est maintenant identifié, à nous ranger du bon côté. A reconnaître que, si, en 40, nous avions été du côté des occupants, alors, nous n’aurions pas été du côté des justes. Et, donc, de nous prononcer en faveur de la plus juste des attitudes. Malgré le fait que le clan des “justes” aurait bien pu, concrètement, ne pas être le nôtre. A l’aune de cette grille de lecture, donc, Camus est des justes, Sartre non. Le problème qui se pose immédiatement est de savoir ce qui permet, ensuite, de juger l’un ou l’autre, l’un contre l’autre. Je ne vous apprends rien si je vous dis que, la plupart d’entre nous, nous préférons celui-ci ou celui-là.

    A ce point du débat, il apparaît comme évident que nous devons définir par rapport à quoi nous jugeons l’un et l’autre. Tentons un crescendo: le premier point de vue pourrait être celui des bons sentiments: celui-ci est bien, l’autre est affreux. A ce jeu, victoire pour Camus. Tu parles d’une victoire. Les bons sentiments, le principe, c’est l’inclination, le sentiment, l’instant, l’absence d’argument. L’émotion impose une attitude. Prenez Goebbels: le matin, c’est un bon père de famille, il était réputé pour ça, les gens qui le côtoient le trouvent charmant. L’après-midi, il met son uniforme et devient le nazi implacable que l’on sait: il est vilain. Le problème, c’est que c’est le même homme. Ceux qui le rencontrent le matin et l’après midi, comment le classent-ils, si leur jauge est le bon sentiment?... Les gens ainsi motivés se condamnent donc à ne jamais avoir d’avis argumenté sur aucune personne. Ils tournent au vent de leurs penchants, girouettes, mais, plus grave, ne s’inscrivent pas dans le temps. Ils sont toujours dans l’immédiat. Pas de passé, pas de futur. La vie à l’état brut. Aucun jugement. Chacun fait ce qu’il peut. Vous m’accorderez que c’est sans intérêt. Vous pouvez aussi, pour  choisir entre l’un et l’autre, user de la grille politique. Si vous êtes de droite, vous préférez Camus. Je sais bien que Camus est réputé de gauche. Une gauche genre “le Monde” (le journal), soi-disant objective, soi-disant impartiale, soi-disant indépendante. Ce qui fait que l’élu des gens de droite est Camus tient à sa condamnation du marxisme (une mystification). Le fait, également, qu’il est ouvertement croyant (Car le péché, c'est ce qui éloigne de Dieu. Le mythe de Sisyphe). Le fait, encore, qu’il est perçu comme animé par l’amour de sa patrie, eu égard à son passé résistant. Par opposition, Sartre est marxiste et agnostique. Il a donc les faveurs des gens de gauche, qui lui pardonnent ses errements durant la seconde guerre mondiale. Errements, d’ailleurs, qui sont un peu ceux du parti communiste français, qui tardera à choisir entre Hitler, perçu comme un allié de Staline, et la France. Il tient à l’honnêteté de reconnaître que, une fois pris le parti de la résistance, le PCF fut exemplaire. Donc si votre vision du monde est exclusivement politique, le choix entre Camus et Sartre vous est facile. Vous n’êtes quand même pas raisonnables!... De droite, vous passez sur le fait que Camus n’a rien à voir, fondamentalement, avec vous, de gauche, vous faites semblant d’ignorer que Sartre a eu des attitudes assez dilettante avec ce que sont vos convictions, la résistance, puis, ensuite, le problème israélo-palestinien, marqué par la séparation d’avec Genet. Mais vous avez le droit. Si vous croyez y voir clair, c’est votre problème. Je voudrais simplement vous faire remarquer que, pour l’instant, nous n’avons rien de très concret pour étayer un choix entre l’un ou l’autre. Les bons sentiments, je vous les laisse, Freud, évidement, hein!, le rapport au père... On n’apprend rien, en vérité. Assez inefficace pour expliquer le choix. Marx semble plus clivant. L’un pour, l’autre contre. C’est une illusion. Ils le connaissent très bien tous les deux. Se “situer par rapport à” a toujours été , d’abord, prendre en considération. Accepter de réfléchir sur les bases proposées par un auteur, et, donc, de restreindre, au moins partiellement, sa vision à un angle.  Les deux me semblent assez marqués par Marx. Ce n’est pas si définitif qu’on pourrait le croire. Attention, quand même, à la confusion entre marxiste et anti marxiste et le pro ou l’anti soviétisme-maoïsme. Ça, c’est un retour direct aux bons sentiments. Le clivage, s’il existe, est moral: Camus a très bien vu que le marxisme renie l’idée de dieu (Ce qui est en cause, c'est un mythe prodigieux de divination de l'homme), pas de la foi, j’ai écrit dieu. Marx a la foi. Les marxistes aussi. Sartre a la foi. Il croit à la suprématie du collectif sur les individus. Du moins l’a-t-il longtemps cru. On ne peut éviter, évidemment, le choix de l’un ou de l’autre en fonction de ce qu’ils nous ont laissé, leur oeuvre. Pour Camus, l’étranger, la peste, littéraire, très, mais allégorique, ce qui prête le flanc à l’interprétation et, donc, à l’absence d’interprétation, Lettres à un ami allemand, magnifique, et puis les essais: le mythe de Sisyphe, il faut imaginer Sisyphe heureux, la phrase, peut-être, que nous devrions retenir de lui, est-ce la cas?, et l’homme révolté,  où Camus nous révèle ses conclusions après la confrontation de son esprit avec le néant, sans éviter, me semble-t-il, le piège de la foi. Côté Sartre, une oeuvre plus étendue, par force, dont je retiens, personnellement, survol, la nausée, les mots, les mains sales, plaidoyer pour les intellectuels, l’être et le néant, autre vision du gouffre et de ses conclusions d’être sachant, et puis l’existentialisme, avec, de nouveau, le faux pas de la foi.  Reconnaissez qu’on n’a pas progressé. Le choix de l’un ou de l’autre, une oeuvre plutôt littéraire, l’autre plus explicite, ces critères ne sont pas qu’objectifs. Je préfère Sartre. Ce n’est qu’un avis très contestable, comme le serait l’inverse.  

    Qu’est-ce qui nous reste? Voyons le catalogue: tiens! Nietzsche... Tiens!... Nietzsche!.... Là, d’emblée, je vous sens excités. Ben oui, évidemment, Nietzsche. Je vous arrête tout de suite: on ne s’emballe pas, Nietzsche concerne les deux, les deux exactement, les deux parfaitement. Si ce qu’on continue de chercher est un critère objectif d’opposition entre l’un et l’autre, c’est mal parti. Mais peut-être, qu’au fond, ce n’est pas tout à fait de cela qu’il est question. Plutôt de mon, de votre, ce serait gentil de m’accorder votre attention,  votre questionnement sur la drôle d’idée qui consiste à les opposer. Il y a des jours, comme ça, où rien ne tient vraiment. Je vous l’avais dit. Même la question est fausse. On est bien tombé, dites-moi. Nietzsche, en résumé, ne serait-ce pas, justement, que tout est faux? L’une des faces de Nietzsche, modérez-vous? Allez, accordé. Commençons par le commencement: de l’individualisme. On va peut-être débuter par une piqûre de rappel sur cette notion, qu’en pensez-vous?

Voir, en annexe, le texte: l’individualisme, ce que j’en pense, moi-même, personnellement.


    Ceci rappelé, retournons à nos deux fantômes. Il est clair, je l’espère, que l’un et l’autre sont individualistes. De sacrés numéros. Une différence, néanmoins: Camus est plus critique que ne l’est Sartre, dont le livre “l’existentialisme est un humanisme” fixe sa proximité avec la pensée nietzschéenne. Camus, lui, arc-bouté qu’il est contre le nihilisme, toujours ses convictions “métaphysiques”, “croit”  plutôt à l’existence d’un groupe humain face à la conception de Nietzsche et de Sartre d’un groupe constitué d‘éléments isolés éventuellement, et pas forcément, réunis par un but, une morale, une décision de vivre ensemble. Vous pouvez contester cette vision personnelle, il se trouve que ce n’est pas sur ce point que porte mon intérêt. Ce que je veux trouver, c’est non pas ce que Camus et Sartre peuvent penser de Nietzsche mais ce que Nietzsche peut penser de l’un et l’autre. De la fiction? A votre aise. Mais je ne vois pas ce qui interdit de chercher dans Nietzsche un avis sur deux gugus qui ont vécu au siècle qui l’a suivi. Si vous permettez, donc, je me lance. Avec, liminaire, l’avertissement nécessaire: Nietzsche est un Hun!... L’Attila de la philosophie. Vous êtes l’un de ses soldats, vous le suivez tranquillement, vus l’admirez, le craignez, vous chevauchez à sa poursuite, jusqu’au jour où, ce jour vient inéluctablement, votre conscience vous dit que non, décidément, il va trop loin, vous ne pouvez plus le suivre. Là, vous êtes dans une situation inextricable. Devant vous, la vie existe encore. Forcément il n’y est pas encore allé, l’herbe pousse, la nature, la vie. Allez-vous oser le dépasser? Bien entendu, non. Votre objection tient au fait qu’il en fait trop!... Mais derrière vous, après son passage, il n’y a plus rien... Herbe rase et brûlée, mort, désolation, nuages de fumée. Plus rien. Le seul endroit où vous allez accepter de vous poser, c’est là où il vous aura emmené. Derrière, le désert et la désolation absolus. Devant, loin, au-delà de lui, l’espoir d’une terre encore vivante, ordinaire, et il ne vous reste que votre esprit pour tenter de reconstituer le paysage que vous avez maintenant autour de vous et de lui redonner l’aspect qu’il avait avant son passage. Comme chacun d’entre nous, vous avez très mauvaise mémoire. Ce que vos rêves recréent, à partir de vos souvenirs, qui sont ceux, c’est à noter, d’un destructeur, subalterne, certes, mais d’un destructeur tout de même, ne ressemblera plus jamais à ce qui était avant, ce qui est à jamais détruit. De plus, comme il continue sa marche, chaque jour qui passe vous éloigne de ce qui reste du monde d’avant, qui devient un objectif inaccessible, lointain, que vous oubliez peu à peu. Tel est l’effet de Nietzsche sur la pensée. Le suivre, c’est s’interdire à jamais quelque retour en arrière que ce soit. On y va? Paradoxe est le premier mot qui me vient. Là, je vous préviens, ça va secouer. Parce que, question paradoxes, vous allez être servis. On commence par qui? Allez, Camus, au hasard. A ma gauche, donc, Albert Camus, tout auréolé de sa gloire: le monsieur pèse lourd, il a fait la guerre, la résistance, fondé le journal de la résistance, obtenu le prix Nobel, qu’il a accepté, suivez mon regard, écrit de nombreux livres très puissants, a su préserver son image assez virginale, et, en plus, il était beau comme Gérard Philippe. Attention, je n’ai pas dit que Philippe n’était que beau, il était marxiste aussi, très impliqué dans le courant de la culture populaire, pas mal de qualités, un peu invivable, bon, c’est ce que dit sa fille, vous connaissez les enfants, Freud, encore!.. Le papa de Gérard était collaborateur,... Encore!... Philippe, plutôt engagé, est face à la difficulté d’assumer ses racines paternelles. Il le fait payer à sa descendance... Très banal... De son côté, Camus et son père, ça pouvait donner quoi à la génération suivante, hein?... Bon!.. Stop!...  Donc, Camus, beau comme tout et, surtout, mort  en 1960. Tôt. Comme Philippe, vous dites? Décidément!... Toujours est-il, 47 ans, c’est jeune pour mourir. Accessoirement, ça évite d’avoir à répondre à ses errements intellectuels anciens, pas comme d’autres!... Comment ça, je juge? Vous êtes durs!... Je constate. A mon humble avis, Camus emboîte un temps le pas de Nietzsche. Un temps. Son point d’achoppement porte sur son impossibilité de considérer Nietzsche autrement que comme un nihiliste. Comme expliqué plus tôt, peut-être cela tient-il au fait qu’il ne le suit pas assez loin. Considération à tempérer par le fait que, de toute façon, personne ne le suit tout à fait jusqu’au terme et que, donc, on en reste toujours, qui qu’on soit, hors Nietzsche lui-même, à un état intermédiaire. Manifestement, c’est ce que j’en perçois, et, par conséquent, affirmation sujette à caution, personnellement, donc, je ressens que le problème de Camus porte sur la notion de transcendance. Camus a compris que le catholicisme est un mensonge, certes, mais n’a pas pu, voulu (?), remettre en cause l’idée même d’un pouvoir supérieur. Il se brouille avec l’idée de dieu telle que proposée par l’église, mais il continue de rechercher LE dieu, celui auquel il continue de croire. Il a beaucoup travaillé, pourtant. Il s’est débarrassé de tous les concepts collectifs. Il abhorre le marxisme, le communisme, qui sont des systèmes répressifs pour l’individu. Je reviendrai dans le cas “Sartre” sur l’abord au marxisme, si vous le permettez.... Il cale, lorsqu’il s’agit de renier le principe qu’il ressent comme fondateur, d’une cause initiale, d’un grand timonier. Si Freud s’en vient par là en sifflotant, comme ça, l’air de rien, à ce moment-là, précisément, tiens!.., tout a fait conjoncturel, il nous parlera de l’absence de père, de la recherche effrénée d’un substitut, de l’impossibilité que ça crée d’envisager  que le dessus soit vide, tout simplement. C’est un tel problème qu’il ne peut pas ne pas y avoir de réponse. Si vous n’avez jamais rien lu sur le rapport Freud-Nietzsche, c’est le moment idoine. Camus se condamne lui-même au rôle de Sisyphe. Ce nom me rappelle quelque chose... Chaque matin, il doit se remettre au travail. La perspective qui lui manque, il ne la trouve nulle part dans son esprit. Ni dans la religion, ni dans le communisme, ni dans ce que propose Sartre. Il en conclut, à mon avis un peu trop vite, qu’il n’y a rien à comprendre. Il se jette alors dans le courant de “l’absurde”. Nietzsche, le voyant, serait sûrement goguenard: l’absurde, le nihilisme.. Pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre les deux... Qu’on me comprenne: je ne nie pas que Camus puisse avoir raison. Je ne nie pas qu’il n’y ait, finalement, rien à comprendre. Simplement, j’ai envie de considérer que ce qui est son aboutissement puisse ne pas être le mien. Ou bien pas encore le mien, ce qui serait lui reconnaître un génie, une fulgurance. Peut-être fut-il un génie fulgurant. Auquel cas, force serait d’admettre que je n’ai pas encore les moyens intellectuels de le comprendre. Peut-être, aussi, ai-je accepté le fait qu’il n’y a rien à comprendre et que cette conscience n’a pas produit en moi l’effet qu’il a produit en lui. Qu’elle n’aurait pas condamné l’avenir, le lendemain, ne l’aurait pas réduit à l’éternelle reproduction du même, inutile, sempiternelle, à la Sisyphe!... Si je peux réveiller Nietzsche pour jauger les morts, je ne peux hélas le faire pour mon sort, moi qui suis vivant... Cette question restera donc en plan... Ce que je viens de décrire est un pseudo-concept nieztschéen mal compris, mal assimilé: celui de l’éternel retour. Une phrase de Camus me laisse assez pantois: Au bout du compte, s'il faut choisir entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. Je ne vous refais pas le coup du structuralisme: si on attrape ce bout de pelote, on va arriver au grand tout... Vous me donnez acte? Tant pis!... Dans cette phrase, tout y est... La justice dont il est question, c’est celle des Hommes, pas celle du grand principe. Ma mère, il n’a pas dit mon père, je vous ferais remarquer. Ne me prenez pas pour une bille, je sais d’où vient cette phrase et que la référence à la mère est d’origine... N’empêche, quand on paraphrase, on peut changer les mots, c’est l’esprit qui compte, ce qu’il n’a pas fait!... On pourrait gloser. Je vous laisse avec la phrase, débrouillez-vous. De Nietzsche, il me semble que Camus aura retenu que, puisque tout est faux, alors, tout se vaut. C’est une impasse, un constat d’impuissance, l’aveu qu’on ne ressort pas vaillant de sous le rouleau compresseur nietzschéen. Mais, malgré mes modestes objections, ne vous y trompez pas. Camus est un personnage nietzschéen. Pas au sens où il serait un adepte, un disciple. C’est un personnage très conforme à l’idée que Nietzsche se fait des Hommes, de l’éternité de leur condition. En plein. D’ailleurs, tiens, je vous propose un petit jeu. Pensez “Camus” et fermez les yeux. Vous voyez quoi? Un accident? Un bel et jeune écrivain? Un résistant? Un prix Nobel? Mon œil. Un désert, vous voyez. Vous pigez? Le désert, exactement ce que je vous ai dit que Nietzsche laissait derrière lui.

    Sartre, par contre, se sort mieux de l’épreuve. Il faut dire qu’il est lamentable! Voilà un écrivain qui traverse son siècle, qui change cent fois d’avis, qui collabore, ou presque, en faisant semblant, en 41, de créer un journal de résistance et de le distribuer dans la rue au péril de sa vie, traverse la période de l’occupation de manière très active, pour lui-même, son oeuvre, malgré une proximité avec le judaïsme, adhère au parti communiste (Camus également, bien joué!..) mais, au lieu de le quitter ( Camus, exact!..), s’entête et tente de créer un PC encore plus radical, adhère au maoïsme, s’enferre, revendique, ne se renie jamais... Comme personnage nietzschéen, pardon!... Un peu mieux que Camus, quand même!.. Plus flamboyant!... Ce qu’il a compris de Nietzsche? A mon avis, qui n’est que mon avis, plus que Camus. Il a retenu le fait que nous ne sommes que des individus, tout à fait dissemblables, que l’unique moteur de notre vie est la volonté de puissance, qu’il n’y a pas possibilité de négocier avec ce principe et qu’il faut “faire avec”. De là le fait qu’il se pardonne bien plus aisément que Camus ses égarements. Il ne cherche pas à nous convaincre du fait qu’il y aurait une morale, il n’en a pas... Il faut faire avec. Comme pour Camus, Freud s’en vient en sifflotant, et nous parle du rapport à papa. Bingo, une fois encore, mais, cette fois, l’impossibilité d’envisager l’absence d’un ordre supérieur est gérée au niveau humain, de la fragilité, des contingences. Sartre est marxiste. C’est sa manière à lui de préserver l’idée d’un impératif supérieur aux individus. Cependant, parce qu’il se connaît, qu’il sait, pour l’avoir écrit, que, contrairement à ce que pensent beaucoup de philosophes, avant, après, contrairement à ce que croient ceux qui croient, la clef se trouve au fond de lui-même, comme en chacun de nous, c’est certain, mais, donc, en particulier, au fond de sa pensée, parce qu’il n’y a que lui qui l’intéresse, il nous parle de lui-même. Malgré ce qu’il a saisi de Nietzsche (au passage, peut-on envisager d’autre terme que “saisir” ou “ressentir” pour tout ce qui concerne Nietzsche?), il persiste et signe: il est marxiste. Dans le crâne de ce type cohabitent deux logiques que beaucoup trouvent incompatibles: l’analyse de Nietzsche sur l’individu et la théorie de Marx sur le collectif.  A priori, un sacré chantier. Car, jusqu’à plus ample informé, demandez aux marxistes et aux nietzschéens, l’univers marxiste et l’univers nietzschéen n’ont aucune intersection possible.

    Voilà, voilà, ça se termine... Nous avons parcouru ensemble la vaste question de ce qui rapproche et différencie Sartre et Camus. Le panorama est assez complet, non? Je crois avoir pensé à tout. La conclusion est évidente: il n’y a pas de différence. Tout, absolument tout, est une histoire de posture. A part le fait qu’ils ont tous les deux la foi, ce qui en fait de piètres nietzschéens, qu’ils ont tous les deux un problème avec l’image de papa, le reste n’est que posture: accepter, refuser le Nobel, posture, être pro ou anti marxiste, posture, pro ou anti communiste, posture, écrire des livres pour le bien d’autrui, posture, leur brouille, posture, la promotion de l’individu, posture, imposture, même, puisque le seul individu qu’ils promeuvent n’est autre qu’eux-mêmes, mourir avant, vivre après, posture (posture pour mourir avant, j’insiste: Camus n’a pas choisi de mourir jeune mais ce fait l’a installé dans une posture posthume que nous avons créée), tout, posture et imposture. Tout est faux, même la question de leur différence, même le texte ci-dessus, tout. Je vous ai promené pour rien? C’est à croire!..

    Ah! Pardon!.. Vous ne l’avez peut-être pas vue passer mais la question, la vraie question, vient de tomber sur la table. On cause, on glose, on croit qu’on a perdu sa route, on en arrive à la conclusion, probablement fausse, que Sartre et Camus sont semblables et tous deux nietzschéens, deux facettes de ce que peut produire la lecture de Nietzsche et le paradoxe auquel je voulais vous amener vient de passer sous notre nez: peut-on être à la fois marxiste et nietzschéen? Avec une amorce de réponse: probablement puisque Sartre semble avoir été les deux. Les deux en même temps, c’est encore incertain mais les deux, assurément. Et, si vous m’avez suivi, on pourrait en dire autant de Camus, puisqu’il fut membre du PC, d’abord, mais, surtout, qu’il s’est positionné par rapport au marxisme, ce qui suppose, je lui fais confiance, qu’il l’avait étudié et que, donc, son esprit n’a pu que garder la trace, serait-ce en creux, de cette doctrine. Savoir est déterminant. C’est une certitude. Arrivé là, il reste à porter l’estocade... La fausse question du début de ce texte portait sur l’opposition, pas la différence, j’ai même utilisé le terme de contraire, entre Nietzsche et Marx. Et je vous ai fait rapidement une fausse démonstration, à base de contingence et de nécessité. L’entourloupe, mais vous l’aviez vue, c’est que démontrer que l’un serait contingent et l’autre nécessaire n’aboutit pas à la conclusion qu’ils sont contraires. C’est LA nécessité qui est le contraire de LA contingence, en philosophie. A quoi pouvait bien servir, alors, le détour par Sartre et Camus? Tout simplement à démontrer, ce qui est une nouvelle entourloupe, vous l’aurez compris, que l’on peut aussi bien conclure à une totale opposition entre les deux qu’à une totale proximité. Et que, par conséquent, il en va de même pour Nietzsche et Marx. Si l’on part de l’hypothèse qu’ils sont contraires, on le démontrera aisément. Si l’on admet l’inverse, on le démontrera tout aussi aisément. Le petit problème, là, c’est que j’ai quand même mis le doigt sur quelque chose. En parlant de contingence pour Marx, j’ai soulevé un coin du drap. Je vous assure!... Et de nécessité à propos de Nietzsche, tout pareillement. On commence par qui? Allez, le philosophe. Nietzsche est effectivement, au sens philosophique, nécessaire. Ce qui ne peut manquer d’advenir. Dieu n’a jamais existé, les hommes qui l’avaient créé l’ont tué, c’est fini. Nietzsche ne pouvait que survenir, comme la mer rend les cadavres de noyés sur la plage... Nietzsche va plus loin, ce qui est parfois beaucoup trop loin pour nous, en fourrant dans le même sac toutes sortes de foi avant de balancer le tout par-dessus bord. Il nous laisse orphelins, désespérés, abandonnés, seuls, inconsolables, anéantis, tout ce que vous voudrez. Il est nécessaire. Marx, lui, par contre... Avant de commencer, je vous ferais remarquer qu’en abordant Nietzsche, j’ai utilisé les mots “le philosophe”... Ce qui voulait dire, vous auriez dû le noter, que, dès le départ, je vous entraînais où je veux en venir. Marx est enseigné en cours de philo. Est-ce pour autant un philosophe? Il nous a légué beaucoup d’écrits. Parmi eux, le manifeste du parti communiste, écrit avec son copain Engels. Il pose les bases d’une nouvelle philosophie: le communisme. Plus exactement, il est le premier outil théorique d’une pensée critique du communisme qui devient , aussitôt, le marxisme. Certes, la portée de ce texte est immense. Il théorise la lutte de classe. Le concept de classe n’est pas très compatible avec Nietzsche. Classe? Quelle classe? dit-il. Il a raison. La classe sociale, si elle existe, n’est pas le fait d’une adhésion volontaire de chacun de ses membres, plutôt un trait tracé par un observateur extérieur autour d’un ensemble de gens apparemment semblables, dont les intérêts seraient convergents mais qui, pris individuellement, n’ont, aucun, le même intérêt véritable que leur voisin. Pire, ils sont capables de lui prendre sa place dès qu’il aura le dos tourné. Qui a raison? Évidemment, les deux. Le principe de réalité l’impose effectivement: les membres de ce qu’on définit comme une classe ont des intérêts très divergents, voire opposés. Ils peuvent même être ennemis. Il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue théorique,... Là, je m’arrête. Je viens de lâcher un très gros mot. Si vous le permettez, je remets à plus tard l’analyse de ce mot.. Cela ne nuit pas à la compréhension, vous aviez compris ce qui vient normalement après le mot théorie.

    Pareil avec la dictature du prolétariat, indûment attribuée à Marx. Mais reprise par les marxistes. Nietzsche se cabre!.. La dictature du prolétariat, c’est la victoire des faibles contre les forts. Le germe de la déchéance du genre humain. D’abord, la dictature du prolétariat, plus personne n’y songe aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que le concept demeure et qu’il est l’un des points les plus épineux pour les individualistes. En tant qu’il est une forme évoluée de démocratie et que la démocratie, le vote, la majorité, tout ça est considéré à égal par les nietzschéens: la victoire des faibles sur les forts. Sauf que, là, contresens. Nietzsche ne condamne pas, il constate. Le problème qu’il nous pose est simple: si vous voulez la déchéance du genre humain, continuez comme ça, c’est exactement la voie. Et nous, au lieu de pousser des cris d’orfraie, on peut essayer de l’entendre un tantinet. La réponse à l’emporte-pièce, c’est: vaut-il mieux que l’humanité vive dans le respect des plus faibles, socialement, mentalement, physiquement, intellectuellement, ce que vous voudrez, pendant encore cinq siècles avant sa fin ou bien qu’elle vive dix siècles sous le joug de la loi du plus fort? Nous avons le choix. Avoir le choix, c’est ce qui peut nous arriver de plus terrible. Plus de dieu, plus de foi en rien, la conscience de notre propre et inéluctable déchéance et, par dessus tout ça, le choix d’y aller ou pas. Terrible. Comme dit dans les chapitres précédents, les marxistes ont la foi. Sur ce terrible sujet, ils ont une confiance absolue dans le progrès, l’éducation, dont ils pensent qu’ils nous sauveront de l’échéance, que, pour le moins, ils la reculeront. Ils rêvent. Sur le papier, tout ça est pourtant compatible. On peut très bien faire le choix, au nom d’une morale humaine, de la protection des faibles, et accepter, par choix, ce qui suppose formation, considération du problème soulevé par Nietzsche, lucidité, en un mot, accepter que nous allons, de cette manière, rapprocher une échéance de toute façon inéluctable. Mais attention!.. Pas notre échéance de pauvres mortels. La fin pour la vie sous forme humaine. Le choix est rude? Certes. Je ne vois pas en quoi il serait exclu de le faire en tant que marxiste. Je ne vois pas en quoi il est plus confortable de feindre de l’ignorer. Ce que Nietzsche dit aux marxistes, c’est de cesser de rêver. Les lendemains ne chanteront pas. L’immense espoir soulevé par Marx et Engels d’un paradis terrestre où les pauvres ont disparu, les riches n’existent plus, tout ça, une croix dessus. Le seul jour où ce projet se réalisera, c’est celui où la vie aura disparu de la surface de la terre. Disparition qui, vous l’aurez compris surviendra plus ou moins rapidement suivant ce que nou schoisirons de faire de notre existence. Mais, sans rêver, on peut agir. Rendre les pauvres moins pauvres, les riches moins riches, protéger efficacement les faibles, réguler, changer la société. Et changer la société, ce n’est pas changer l’ordre du monde. C’est de la contingence. Deuxième gros mot.  

    Commençons par le premier: en théorie. Tout est là. Le cauchemar communiste des pays de l’Est est là, dans ce mot. Des Hommes ont tenté de gérer le réel d’une société comme s’il s’agissait d’une vue de l’esprit. Les gens? Des cases dans des tableaux!  Comme aurait dit Camille Desmoulins: (SGDA) si je dois choisir entre la république et le peuple, mon choix serait la mort du peuple. Les gens? Quels gens? Des corps palpitants, pleins de sang, de désir, d’envies, de rêves? Connais pas. La théorie dit qu’il faut raser, on rase. Les nouveaux philosophes, vous connaissez? Mais si, Lévy, Glucksman, etc... Au milieu des années soixante dix, ils nous pondent un œuf assez pimpant: en gros, le marxisme est un poison, Marx est responsable de toutes les atrocités commises en son nom, tout ça. Bon, en fait, on sait maintenant qu’ils étaient tout simplement anticommunistes. Ce qu’ils ne disent pas, les zozos, c’est qu’ils se sont totalement gourés. Cul par dessus tête. Ils accusent Marx? C’est Nietzsche qui nous dit pourquoi les hommes qui dirigent un pays, une révolution, une région, une ville, sombrent dans l’indifférence des autres, dans le gouffre du théorique, de la répression, du sang. Accuser Marx de ce qui se passe en URSS en 1970, c’est aussi ridicule que d’accuser Nietzsche d’être responsable des camps de la mort. Il n’y étaient ni l’un ni l’autre. La seule chose dont ils sont responsables, c’est, pour Marx, d’avoir élaboré une théorie, pour Nietzsche d’avoir cerné au plus près la profonde nature humaine. Au contraire!. Nietzsche nous dit que si on laisse faire ceci ou cela, on va en arriver là, inéluctablement. Il nous dit que si on laisse le pouvoir à un seul homme, à tous les coups, on repart pour un tour de manège. Encore plus vite si cet homme fait partie de ce qu’il nomme “les faibles”. Pour Hitler, il a raison. Alors, on fait quoi? On interdit Nietzsche parce que c’est lui qui l’a écrit et que, donc, c’est de sa faute si ça advient? Avouez que c’est à pisser de rire!... Et le topo sur Marx de nos beaux et jeunes enculturés de la fin du vingtième siècle itou. Pour éviter que ça recommence, il suffit de brûler les livres de Marx? On n’est vraiment pas raisonnables!...

    Deuxième gros mot: la contingence: ce qui peut ne pas advenir, au sens philosophique. Là, désolé, j’ai plutôt raison. La gestion de la cité, c’est du contingent. Marx nous écrit une théorie pour la gestion de la cité, c’est du contingent. Le problème, c’est que la cité est peuplée. Il y a des gens dedans, dites donc. Si je traite les gens comme je traite les routes, les immeubles, là, c’est parti, je vais casser du bois. Pourtant, il n’y a pas à y revenir, la lutte de classe, les conditions sociales, tout ça, c’est du formel. Ça s’applique à des gens mais les décisions sont matérielles. On donne plus de sous, on loge, on donne à manger, on échange le travail contre des droits. Normalement, à l’intérieur de ça, convenez, les gens devraient quand même pouvoir faire ce qu’ils désirent. Tout sauf s’enrichir outrageusement, on s’en remet, et exploiter les autres. Assez chouette et assez facile. Alors, où est le dérapage? Ben, évidemment, dans la foi. Nous y revoilà. C’est effectivement le problème, peut-être le seul problème. Bon, j’ai un peu d’avance, d’accord. Pour les trois quarts de l’humanité, dieu n’est pas encore mort, alors, la foi!... Ce n’est pas parce que c’est difficile qu’on va laisser tomber. Allez, on relève nos manches et on crie: dieu est mort, dieu est mort... Aucune chance, vous dites? Je vais me heurter au droit qu’ont les hommes de croire ce qu’ils veulent? Vrai!.. Et, en plus, je vais le respecter. Je suis pour le respect des “faibles”. Ne protestez pas. Vous avez le droit de croire, j’ai le droit d’appeler ça faiblesse. C’est un échange. Alors quoi? Là, ça semble bloqué. C’est bloqué. L’homme est un animal naturellement croyant. Si on enlève dieu, si on y parvient, je vous fiche mon billet qu’il apparaîtra partout de petits dieux de pacotille, façon balai de l’apprenti sorcier. A tout prendre, il vaut presque mieux que vous croyiez en celui-là, établi depuis des siècles, sécularisé, comme ils disent. Ne voyez aucun cynisme dans cette dernière phrase. Principe de réalité: pas le choix, faire avec. C’est donc que, bien que Nietzsche ait raison, qu’il ait vu, sa révélation restera à jamais lettre morte? Vous en êtes pessimistes!... Provocation d’accord. Ni pessimisme, ni optimisme. Ce qui est. Un point c’est tout. En réalité, je n’en sais rien. Si ça se trouve, oui, on n’en finira jamais. Donc, principe de réalité, ce n’est pas en cherchant à éliminer dieu qu’on trouvera la solution. Elle est ailleurs. Dans le coup par coup, évidemment. Ce qui nuit au marxisme, c’est la foi dans le marxisme. Une théorie de l’ordre du contingent ne peut être une morale quasi divine. C’est une évidence? Méfions-nous des évidences. Elles ont la peau dure. Pour autant, il ne doit pas être impossible de réfléchir posément à la possibilité de ne plus jamais considérer le marxisme comme une religion. Ça, c’est un problème concret, très éclairé, par tout le monde, y compris les croyants, qui, eux aussi, le considèrent ainsi, à preuve leur détestation de Marx, l’antinomie ressentie entre dieu et Marx, le petit couplet sur l’opium du peuple. C’est assez vain. On le sait, depuis le dix neuvième siècle, maintenant, dieu, il n’y en a pas. Même les croyants savent ça. On veut prendre cette place, celle de dieu, d’assaut? Vain. Elle est vide. Si on la prend jamais, ce qu’on va gagner, c’est de la remplir. Il faut la supporter ainsi, vide, et ne pas trop le dire à ceux qui la croient pleine. Ceci est cynique. La meilleure garantie contre le fait de considérer le marxisme comme une religion s’appelle Nietzsche. De là à conclure que, tout à fait à l’opposé du point de départ, non seulement marxisme et nietzschéisme ne sont pas incompatibles mais que Nietzsche est bien la clé obligatoire à la mise en place de la société entrevue par Marx pour que celle-ci s’établisse dans le respect de l’être humain, il n’y avait plus qu’un tout petit pas. Il est franchi.

    La démonstration ne repose que sur deux aspects de la théorie marxiste? Et encore, l’un pur jus, l’autre assimilé. A mon sens, tous les autres aspects peuvent se ranger dans les deux catégories ci-dessus définies: considérer la théorie comme applicable telle quelle ou bien penser le marxisme en termes de foi. Deux embranchements d’une seule et même chose, au passage, le fait que la théorie de Marx est considérée, fut considérée, peut-être, on peut rêver, par ses adeptes, comme un dogme, une révélation de LA vérité, ce qui en fait une chose intouchable, ce que Marx lui-même réfute, et qui crée la dérive que nous avons connue. Ce que Marx n’a pas pris en compte, c’est que l’homme est un animal naturellement croyant, problème hardu, que nous n’aborderons pas ici, si vous le permettez, problème dont Nietzsche nous entretient presqu’exclusivement. Deux catégories, donc, amplement suffisantes. Le reste n’est que déclinaison. Et puis, il vous faudra vous contenter de ça, de toute façon, je suis un fainéant. Très intéressant, la notion de fainéantise dans une société marxiste idéale. Bien entendu, vous avez remarqué. Idéale... Il n’y a rien d’idéal... Ça, c’est typiquement de la foi... Ça n’empêche, la fainéantise, gros problème pour les marxistes. Une histoire de foi, encore. Dans la valeur travail cette fois. Large problème, le travail. Vous voyez bien, si on commence, on ne s’arrête plus. Deux points, ça suffit largement.

    Si les marxistes acceptent l’idée que la théorie qu’ils défendent n’est pas une religion universelle mais une très importante contribution, d’essence contingente, à l’amélioration des conditions de vie des être humains peuplant cette terre, ça, mais rien que ça, alors, oui, on peut être marxiste et nietzschéen. Mieux, pour être réellement marxiste, il faut être nietzschéen. C’est la seule garantie contre les dérives.


    Parvenant à la fin de ce texte, plusieurs attitudes vous sont loisibles. Permettez-moi d’en répertorier ici cinq, ce qui est, j’en conviens, très réducteur:

1) Vous n’êtes pas du tout d’accord. Vous n’avez pris aucun plaisir à me lire et vous trouvez mes idées fumeuses et sans fondement: vous êtes probablement manipulé, mais pas par moi.

2) Vous êtes amusé de ce que vous avez lu mais vous faites la moue sur les idées sous-jacentes: vous êtes probablement manipulé, un peu par moi, beaucoup par d’autres.

3) Vous avez aimé la lecture de ce texte et les idées vous ont paru intéressantes: vous êtes probablement manipulé, autant par moi que par d’autres.

4) Vous avez apprécié ce texte et les idées vous ont paru tout à fait originales et pertinentes: vous êtes probablement manipulé, beaucoup par moi, un peu par d’autres.

5) Vous n’avez jamais rien lu d’aussi puissant: vous êtes totalement manipulé et, en plus, uniquement par moi.




































Annexe: l’individualisme, ce que j’en pense, moi-même, personnellement.





Si j’en crois le discours ambiant, oserais-je dire “à la mode”, l’individualisme serait, est, il n’est pas permis d’en douter, la principale cause de l’actuel état déplorable de nos sociétés. Discours général, à la fois celui des élites, intellectuelles, politiques, morales, si tant est que les hiérarchies religieuses puissent être tenues pour des autorités “morales” plutôt que celles “d’une” morale, tous, y compris les citoyens ordinaires de nos pays, unanimes, ont identifié le mal absolu qui nous ronge: l’individualisme. Au risque de surprendre, je m’inscris en faux contre cette évidence. Tâche ardue que de le démontrer, maintenant, très simplement.

    

I) Qu’est-ce que l’individualisme?

    Dans le sens commun, l’individualisme est une espèce d’égoïsme, d’égocentrisme, le moteur profond du moi d’abord. C’est un contresens absolu. Un contresens tellement admis, répandu, populaire, que l’on est en droit de se demander s’il ne serait pas soigneusement entretenu. A qui profiterait une telle confusion? J’y reviendrai. Néanmoins, gardons à l’esprit que fustiger l’individualisme pourrait bien être l’indice d’une volonté politique délibérée.

    L’égoïste n’a qu’une seule valeur, un seul idéal, un seul horizon, lui-même. Sa perception des rapports humains ne souffre aucune autre règle que son propre profit. En ce sens, l’égoïste est la négation même de la notion de valeur morale. Sa personnalité, sa pensée, ses actions, s’accommodent de toute chose, pourvu que ses relations au monde, à autrui, lui soient profitables. Si l’on tente avec lui une esquisse de sa morale, on découvre un galimatias souvent mensonger dont l’unique but est de justifier, au nom de principes qu’il est souvent le seul à comprendre, son attitude perverse constante. Sa morale même est égocentrée. Est moral ce qui lui profite. Dans tous les sens de ce terme.

    L’individualiste, quant à lui, est un être moral. Le terme même d’individualiste est expressif: il s’agit de promouvoir l’individu.  L’individu en tant qu’il est à la fois membre d’une collectivité mais aussi seul dans cet ensemble. L’individualiste, par définition, suppose l’existence de l’autre. Non en tant qu’il serait un obstacle à son bonheur, à son profit personnel. S’il cherche à se distinguer, c’est de l’ensemble, pas obligatoirement de chacun des membres de cet ensemble. Pour l’individualiste, l’autre existe, en tant qu’individu, exactement comme il existe lui-même, mais il cherche à se distinguer des autres dans leur ensemble. Son profit personnel, c’est uniquement de se libérer du joug des habitudes, de la bien pensance, des coutumes, du sens commun, de l’oppression qu’exerce sur l’individu la loi du grand nombre. Sa morale lui est propre, c’est une évidence, mais elle est fondée, architecturée, soumise à évolution, par l’expérience, l’échange, l’écoute, la réflexion. Gigantesque différence d’avec l’égoïste qui, lui, n’a pas, au sens propre, de morale. Cette morale est-elle pour autant universelle, généralisable, valable pour tous? Bien entendu, non. C’est d’ailleurs la base même de l’individualiste, cette invitation à construire, pour chacun de nous, une morale propre. En quoi, donc, serait-ce si différent? C’est que l’individualiste vise à s’améliorer lui-même en permanence. Par la culture, la réflexion, il cherche à devenir meilleur, à s’approcher d’un idéal, à résoudre la contradiction qui existe entre le moi et l’autre. C’est qu’il le fait au nom d’une éthique, qu’il s’impose pour cela une discipline, et que cette discipline suppose, d’emblée, le respect et la prise en compte d’autrui.

    Pour fixer les idées, je vous propose une tentative de concrétiser la différence immense qui sépare un égoïste d’un individualiste. Imaginions l’un et l’autre sur une île déserte. Sur une telle île, dans l’isolement,  un égoïste  ne l’est plus. Non qu’il ne le soit plus au tréfonds de lui-même mais, par absence de l’autre, sa tendance profonde à passer devant autrui ne trouve pas à s’exprimer. En apparence, donc, il n’est plus égocentrique. Logique, sur une île déserte, il est le centre de tout. Sur la même île, l’individualiste, lui, continue de l’être. Il va continuer de réfléchir, d’agir, de s’analyser, pour que son adaptation au milieu continue de s’améliorer. Il va s’imposer une discipline pour survivre à cette épreuve. Survivre,l’égoïste le fera certainement. Mais, l’individualiste, quant à lui, le fera sans abandonner l’idée qu’il est un humain, que cette situation lui impose une éthique, une tenue, la perpétuation de sa particularité d’être pensant, la prise en compte de l’opposition entre lui-même et la nature, entre sa propre vie et LA vie au sens générique.

    L’une des différences qui m’apparaît comme évidente, pour ma part, entre égoïsme et individualisme est que le premier s’inscrit plutôt dans le registre du matériel, du palpable, du concret, quand le second serait plus, même si ce n’est pas entièrement, du domaine des idées. Le premier s’évertue, souvent en le justifiant, à améliorer ses conditions de vie, souvent au détriment des autres, souvent en le justifiant, quand le second veillerait plutôt à améliorer, quant à lui, son rapport au monde, sa condition intellectuelle, sa liberté, son indépendance. De plus, l’individualiste est prêt à payer le prix  de sa liberté, par une vie modeste, matériellement s’entend, un certain désintérêt pour la possession et, très souvent, une mise à l’écart. Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. L’égoïsme serait donc plus matérialiste, quantifiable, quand l’individualisme serait plus abstrait, plus intellectuel, beaucoup moins mesurable, beaucoup moins, par conséquent, rentable. Dans nos sociétés matérialistes, au fond, l’égoïsme serait une bonne chose, puisque porteur de croissance, quand l’individualisme ne le serait aucunement. Il faut donc ici voir une entrée possible vers l’analyse du fait que l’individualisme soit tant décrié.

    Mais la plus grande différence que j’opérerais entre individualisme et égoïsme est que l’un est ontologique quand l’autre serait plutôt de l’ordre de l’acquis. Je suis convaincu que l’individualisme est constitutif de la pensée même, que c’est grâce à lui que l’homme apprend, qu’il marche vers le progrès, qu’il lutte, qu’il combat les contingences en vue de les améliorer, d’en diminuer l’emprise, qu’il vit, tout simplement. Pour moi, il existe une nette relation entre ce que Nietzsche nomme la volonté de puissance et l’individualisme, que je vois comme le moteur profond de toute vie. En ce sens, et parce que tout homme est soumis à la pulsion individualiste, l’égoïste, lui aussi, est individualiste. Mais il l’ignore. C’est pourquoi l’égoïste est généralement malheureux. Il cherche à combler par son autosatisfaction un gouffre dont il ignore les raisons et qui, par conséquent, ne se comble jamais.  L’individualiste conscient refuse l’égoïsme, comme il refuse tous les artifices qui lui permettraient d’être au monde sans questionnement. L’individualiste ne croit pas. La solution proposée par les religions étant généraliste, il ne peut se résoudre à s’y soumettre. Il est à la recherche constante d’une pensée qui lui soit propre, qu’il aurait lui-même élaborée, qui ne devrait rien à personne. La seule critique que peut mériter l’individualiste dans son rapport à autrui, c’est qu’il n’en a pas besoin. Certes, sa pensée ne saurait s’envisager comme construite à partir de rien. En ce sens, il a besoin des autres, de quelques autres, ceux qui, avant lui, atour de lui, ont pensé, écrit, philosophé, critiqué, déconstruit, rêvé, envisagé, prédit. Mais il n’a aucune exigence par rapport à eux. Il constate ce qui a été, ce qui est, mais n’exige pas des autres qu’ils produisent, ou pensent, ni pour lui ni à sa place. Et, ne pas avoir besoin ne veut en aucun cas dire mépriser. Peut-être même serait-on plus proche de la véritable empathie si l’on débarrasse ses relations au monde de la notion de besoin.

    L’égoïsme, quant à lui, m’apparaît être une notion dépendant presque exclusivement de l’éducation. Sont égoïstes les gens dont l’éducation a marqué quelque faille. Sont égoïstes, les gens dont la perception est troublée, au point de ne pas voir la réalité de la présence des autres ou, alors, simplement réduits à l’état de concurrents, de rivaux, d’obstacles, ce qui n’est pas l’indice d’une grande clairvoyance. Par exemple, les hommes qui, dans l’enfance, ont eu à subir une mère abusive, de qui l’on dirait facilement: tout lui est dû.


II) Une condamnation ferme et unanime de l’individualisme.

    Comme évoqué en introduction, l’individualisme serait de tous les maux le pire, le responsable quasi unique de la situation de plus en plus précaire de nos civilisations, occidentales, s’entend, les autres n’ayant pour nous que très peu d’intérêt, certaines n’étant pas même reconnues comme telles. Or, je tiens à faire remarquer que ces espaces terrestres évoluent tous, plus ou moins, sous la «bienveillante» surveillance des religions du livre. Et particulièrement, pour ce qui concerne les occidentales, sous l’oeil des édiles catholiques et protestantes. Pour ces deux dernières, l’égoïsme est clairement désigné comme au nombre des péchés capitaux. Indirectement, me direz-vous, puisqu’ils la liste en est: la paresse, l’orgueil, la gourmandise, la luxure, l’avarice, la colère et l'envie. L’avarice, l’envie et la gourmandise tracent, entremêlées, un excellent portrait de l’égoïste. On comprend donc parfaitement pourquoi l’individualisme, entendu au sens d’égoïsme, est mis à l’index par les tenants de la morale, pseudo-morale, devrais-je dire, car dogmatique, chrétienne. Pour ces gens, en effet, le bonheur n’est pas de ce monde mais réservé à la vie au-delà, à laquelle je ne crois, dois-je le préciser, pas une seconde. Dans ce monde-ci, l’humain se doit de se contraindre. De tempérer ses pulsions sexuelles, de réfréner ses envies, ses désirs, ses appétits, tout ce qui le constitue fondamentalement. Au nombre de ce tout, d’évidence, l’individualisme, qui, si vous m’en croyez, peut être qualifié d’ontologique, fondamentalement lié au fait d’exister lui-même. L’individualisme est porteur de libération, en particulier vis à vis des dogmes, des courants de pensée globaux, donc de la religion. Les théologiens ont donc tout intérêt à entretenir la confusion entre égoïsme, qu’ils condamnent fermement, et individualisme, qui les condamne, eux, à l’obsolescence. Où il est démontré que, comme pressenti, la condamnation de l’individualisme pourrait bien être politique, au sens des affaires du monde, et très utile à la perpétuation d’un ordre moral établi où le dogme domine encore largement.

    Je comprends plus difficilement la condamnation de l’individualisme par les politiques, au sens de gouvernants élus ou non de nos nations. Je la comprends, au sens sus-indiqué d’artifice utile au maintien d’un ordre établi. Mais je trouve plus criante la contradiction que contient ce stratagème. Il faut vous dire que je ne suis pas de la dernière pluie et que j’ai derrière moi un lourd passé politique, au sens d’activité militante, plus ou moins commune, en vue de l’amélioration de la condition humaine. Et, de ce fait, je me souviens du temps où le mur de Berlin n’était pas encore à terre. Que nous disait-on, que nous rabâchait-on, dirais-je, alors, pour condamner rédhibitoirement les régimes outre-mur? Que l’individu n’y était en rien respecté. Et l’on portait aux nues les quelques ceux qui, indéniablement mûs par un individualisme forcené, se dressaient, souvent au risque de leur vie, sous ces régimes, contre l’ordre établi. Je veux parler de Soljenitsyne, Arthur London, Sakharov et autres dissidents notoires, et, bien entendu, de tous les anonymes. A cette époque, assez peu éloignée, il semble bien que l’occident non seulement admettait mais aussi encourageait l’individualisme. Une bonne part de la victoire de l’ouest sur l’est repose sur le fait que, dans nos contrées, nous avons, à cette époque, sans cesse opposé la loi de l’individu à la loi du nombre. Il se pourrait donc que nous soyons ici en face d’un revirement total de l’idéologie dominante dans les démocraties libérales. A quoi peut bien être dûe une telle volte face? Évidemment au danger que représente l’individualisme pour l’idéologie dominante, maintenant que le mur est tombé. Une conséquence tardive de la chute du mur. Jugement que je me dois de tempérer par le fait que l’occident se solidarise encore assez largement avec les individualistes lorsqu’ils sont, par exemple, en Chine. Mais vous pouvez m’accorder que nous sommes plutôt en présence d’un «deux poids deux mesures» que d’une ligne claire de soutien aux individus en général. Ce qui vaut là-bas ne vaut plus ici. En quoi l’individualisme serait-il devenu dangereux de ce côté-ci du monde? Évidemment à cause du consensus qui réunit maintenant l’ensemble des dirigeants du monde «libre». Je veux parler de la mondialisation. Car, si elle est un fait, une conséquence du raccourcissement des distances, du partage de plus en plus rapide et efficace des informations et des biens, la mondialisation n’en est pas moins une idéologie. Celle qui aboutit au fait que les profits doivent circuler toujours dans le même sens, vers nos banques occidentales. Il apparaît donc comme dangereux que toute dissidence par rapport au dogme soit autorisée. Il faut qu’elle soit muselée. Il faut que les peuples considèrent comme inéluctable leur destin, comme inévitable la tournure qu’ont prise les événements, comme indépassable l’horizon fixé, comme unique la solution proposée. Or, si vous m’avez bien suivi, il m’est évident que ce que l’individualiste refuse avant tout est la pensée commune. L’époque n’est pas, vous l’aurez certainement remarqué, à l’émergence des pensées originales.

    Mais, plus sûrement, je verrais dans la dénonciation unanime de l’individualisme, qu’on déguise utilement en égoïsme, une habileté machiavélique de la classe dirigeante. Pour me comprendre, il faut que vous fassiez l’effort de comprendre, de constater, que tous les problèmes qui se font jour dans nos sociétés ne peuvent être imputés qu’à une seule personne: vous. Vous mourez du cancer, ce n’est pas parce que la voiture pollue, que les aliments sont surchargés de pesticides, c’est parce que vous fumez ou vous nourrissez mal. Vous avez des accidents de la route? Ce n’est pas parce que celles-ci sont indignement surchargées, qu’on ne vous a pas correctement appris à conduire, que les automobiles sont surpuissantes, mais pare que vous conduisez dangereusement, que vous avez oublié de mettre votre ceinture. Vous ne parvenez pas à convaincre vos enfants de faire des études et, par là, de pouvoir envisager un meilleur sort que le vôtre? C’est parce que votre manière de les éduquer est déplorable et non que l’enseignement est de plus en plus une machine à sélectionner les mêmes. Vous n’arrivez pas à boucler les fins de mois? C’est que vous ne savez pas gérer un budget et non que les prix ont bien trop augmenté par rapport aux salaires. Vous ne parvenez pas à rembourser tous les emprunts que vous avez souscrits? C’est que vous avez agi sans raison en les souscrivant et non qu’ils étaient pour vous la seule solution pour continuer de manger. On pourrait multiplier les exemples. Parmi eux, bien évidemment, le fait que vous êtes par trop égoïste. Or, il faudrait peut-être que cela soit dit, le système a besoin de cet égoïsme. Et c’est lui qui l’entretient. Imaginez que nous décidions de n’avoir plus qu’une seule auto pour quatre, ce qui serait amplement suffisant pour accompagner les enfants de l’immeuble à l’école, que nous n’ayons plus qu’une télé par étage, ce qui serait gérable, qu’un congélateur par pallier, ce qui s’avèrerait suffisant, qu’un abonnement à internet pour tous ceux qu’il peut desservir, un téléphone par famille... Le système tombe.
 
    Pour des raisons qu’on ne peut dissocier du fait que nos actuels gouvernants sont, tous, très proches de la hiérarchie religieuse, très croyants, très pieux, il faut donc que le système soit sauvé par votre culpabilité. Et cette culpabilité, ils, quelqu’un, si ça se trouve personne, le système ayant le génie de générer par lui-même les règles qui le font survivre, cette culpabilité, la meilleure manière de vous la faire endosser, c’est de condamner votre propre attitude, de vous amener à vous auto-flageller, en dénonçant, au travers de votre «égoïsme», en fait, votre individualisme, serait-il embryonnaire. Celui-ci étant constitutif de votre personne humaine, vous n’avez, bien entendu, aucune chance de l’éradiquer autrement qu’en vous éradiquant. Le système vous pousse, insensiblement, à la disparition. Car rien, à l’aune des idées présentées comme généreuses, qui font le sens commun, les bons sentiments ambiants, ne vous permet de justifier votre penchant naturel à vous dégager de la doctrine majoritaire autrement qu’en avouant que vous êtes coupable, ce que vous savez, la plupart du temps, faux.
 
    Les astuces sont nombreuses  pour accréditer le fait que l’individualiste est déviant. On nous raconte, par exemple, des fables sur le collectif dans le sport, sur l’équipe qui gagne alors qu’il n’est pas besoin de beaucoup de lucidité pour voir qu’un homme comme Zidane, par exemple, est un individualiste et, par conséquent, les équipes de foot un conglomérat de personnes motivées uniquement par leur propre sens du jeu. Il est beaucoup d’autres exemples de glorification du collectif qui ne reposent sur aucun collectif concret. Les mariages, les enterrements, où chacun n’est présent que pour exorciser sa propre peur de la mort, les manifestations, où chacun n’est présent que pour défendre ses intérêts, son emploi. On pourrait citer la fraternité entre motards, alors que, la plupart du temps, vous l’aurez sûrement remarqué, les motos ne transportent qu’une seule personne qui s’en sert systématiquement pour passer devant tout le monde. Les exemples ne manquent pas de collectif fallacieux. Le plus faux pourrait être le concept de mémoire collective, voire d’inconscient collectif. Parce que nous serions nés ici plutôt que là, à telle époque plutôt qu’à telle autre, nous aurions en commun une mémoire constituée de grands noms, d’objets symptomatiques, de concepts que nous partagerions, d’oeuvres, de paysages, de chansons. Pour les Français, par exemple, Voltaire, De Gaulle, la traction,, Picasso, Mitterrand, la révolution française, la deux chevaux, la liste est longue. Mais je vous mets au défi de me trouver deux personnes qui auraient strictement le même souvenir de la révolution française, par exemple. Si bien que la mémoire collective, si elle existe, se résume à un mur de cases absolument vides, soigneusement étiquetées mais sans absolument aucun autre sens que celui d’un vulgaire catalogue. Et qu’est-ce qu’une mémoire vide? Tout sauf une mémoire. Un amas de neurones inertes, un bout de plastique inutile, un film sans images, une chanson sans musique ni paroles. Ce concept de mémoire collective est peut-être le plus politique de tous. Politique au sens où il s’agit d’un outil artificiel servant à créer une pseudo-cohésion, un faux ensemble, une fausse communauté. Et je proteste, quant à moi, sur l’idée même de mémoire collective française. Dans mes cases à moi, vous trouverez Shakespeare, Hemingway, Wilde, Pasolini, Fellini, la NASA, octobre 1917, la muraille de Chine, la lune, Mars, Io, autant de choses, plus, sûrement, que les typiquement françaises. Et je prétends que ma mémoire ne ressemble à aucune autre. Elle m’est propre, personnelle, individuelle. Je me méfie beaucoup de ce concept et de sa utilisation et je crois que les gens qui y font référence le font à dessein. Pour nous manipuler. De même, vous trouverez souvent des gens pour affirmer que nous nous ressemblons, tous, au fond. Que nous avons tous le même moteur vital. Ils ne se trompent pas. Mais c’est dans le champ de la ressemblance qu’ils s’égarent. Ils vous diront qu’une mère, toutes les mères,  savent de quoi il retourne dans ses rapports à l’enfant. C’est absolument faux. Chaque mère entretient avec son enfant des rapports tout à fait singuliers, faits de son éducation, des ses origines, de ses traumatismes, qui sont uniques. Ils vous diront qu’on sait bien, qu’au fond, nous sommes tous pareils, que nous avons tous le même abord aux femmes, nous, les hommes.  C’est tout aussi faux et pour les mêmes raisons. Ils vous citeront un tas de choses plus ou moins agglomérées, plus ou moins logiques, plus ou moins comprises, qui, selon eux, font de vous leur semblable, ainsi que de tous les autres humains. C’est rédhibitoirement faux. Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que ce que nous partageons, en vérité, c’est le fait d’être une particularité absolument unique. Et c’est en se l’avouant, en y ayant un accès véritable, qu’on finit par comprendre l’autre, parce qu’on aura compris qu’il est finalement aussi exceptionnel que nous-mêmes. Ce que j’ai de plus universel est ma particularité.



III) Conclusion

    Je voudrais ici préciser un point important: les individualistes ne sont pas pour moi, d’une manière générique,  les humains les plus respectables, ceux par qui viendra forcément le salut, les seuls tenants de l’avenir. Il en est des individualistes comme des autres catégories humaines: certains sont fréquentables et d’autres absolument pas. S’ils recherchent sans relâche des solutions aux problèmes humains, certains trouvent des solutions individuelles, certes, mais inacceptables. Comme, par exemple, de faire un choix entre bons et mauvais humains. A preuve les déclarations tardives de Soljenitsyne, les élucubrations de Céline, qui me semblent pouvoir être considérés comme deux archétypes de l’individualiste. Peut-être devrais-je ajouter, cela a son importance, de droite. Car ce qualificatif, outre qu’il est vrai pour ces deux-là, suppose l’existence d’individualistes de gauche. Cette formule n’est pas, comme peuvent le croire tous ceux qui confondent égoïsme et individualisme, un oxymore. La gauche elle-même, en France au moins, n’est pas très à l’aise avec la revendication d’un individualisme de gauche. Indubitablement une conséquence de ses origines chrétiennes. Vous savez comme sont les chrétiens. Tenants de l’ordre établi et versés dans la charité. Ceux qui ont continuent d’avoir mais doivent partager ce qu’ils jugent surnuméraire. Avec, en plus, une forte tendance à l’auto-flagellation pour les travers humains qu’ils jugent condamnables. En particulier l’individualisme, qu’ils considèrent comme l’une des monstruosités humaines, l’une des manifestations du démon. Le passé chrétien de la gauche socialiste française la range au rang de ceux pour qui l’individualisme, qu’ils confondent avec un égoïsme, est condamnable. Quant à la gauche communiste orthodoxe, qui est peut-être le courant qui a le mieux appréhendé le problème posé par l’individualisme, il le condamne également et ses solutions restent très semblables à celles que proposaient les grands ancêtres de la doctrine: autocritique, réhabilitation et camp de travail. Le seul courant de pensée qui s’intéresse vraiment à l’idée d’un individualisme de gauche est l’extrême-gauche. Voir à ce sujet les contributions de Philippe Corcuff, par exemple. Ainsi que certaines contributions annexes du PS, sur le thème: ne laissons pas la réflexion sur l’individualisme de gauche à l’extrême gauche. Si le PS s’intéresse à l’individualisme, c’est évidemment pour des raisons politiciennes.

    C’est pourquoi, devant les difficultés rencontrées par la gauche modérée, française en particulier, mais mondiale également, qui se trouvent de manière patente dans une impasse idéologique et en perte constante d’audience, je me permettrais de leur suggérer effectivement une réflexion autour du concept d’individualisme de gauche. Le propos est simple: nous changeons absolument tout. Plutôt que de s’entêter à fustiger et tenter de faire disparaître l’individualisme, faisons la constatation qu’il est aussi naturel à l’homme que le besoin d’air, la parole, les pulsions sexuelles ou de reproduction. Une fois le constat fait, l’individualisme cesse d’être une tare, une monstruosité, une anomalie, une chose qui nous est étrangère, mais est devenue partie intégrante de nous-mêmes. Il devient alors possible de se raisonner soi-même comme individualiste et d’apprendre à maîtriser cette pulsion comme nous en maîtrisons d’autres. Alain Badiou parle de discipline comme solution au problème de la vie en commun. Je le rejoins sur ce point. Apprenons à nous discipliner, apprivoisons notre individualisme, considéré non plus comme une tumeur mais comme constitutif de notre être profond, naturel, en un mot: ontologique. S’ouvre alors une ère de l’individualisme tempéré. Pour prendre un exemple, imaginons un feu rouge dans une rue déserte et de nuit. Beaucoup de gens vont passer ce feu. Parce qu’il n’y a, soi-disant, aucun danger, parce que, surtout, il n’y a personne pour les verbaliser. Maîtriser son individualisme, ce serait s’arrêter quoi qu’il en soit, à tous les feux rouges, non pas parce qu’on ne risque pas d’être pris mais parce qu’on ne sait vraiment jamais à quoi l’on s’expose, on expose les autres, en le franchissant. Ce que l’on pourrait nommer autodiscipline. La vie en commun suppose de ma part que je respecte en toutes circonstances les règles communes. En toutes circonstances. Reconnaître l’individualisme, même si, je vous l’avoue, je préfère un individualisme de gauche à celui de droite, sans conteste, reconnaître l’individualisme, c’est redonner à chacun d’entre nous la responsabilité de le gouverner et non plus de se l’autoriser jusqu’au point où on nous punirait pour avoir franchi la frontière.

    Tous les gens qui, de près ou de loin, sont impliqués dans le pouvoir, dans les réflexions autour du pouvoir, dans les questions sociales ou de société savent très bien que les solutions aux problèmes humains, ainsi que les problèmes eux-mêmes, d’ailleurs, viennent toujours d’un individualiste, une personne à l’esprit indépendant, voire retors, qui, seul dans son coin, loin des chemins battus, loin des idées à la mode, des poncifs, loin des idéologies, des influences, trouve, quelque jour, l’idée neuve qui va bouleverser, en bien ou en mal, l’ordre du monde.  Autrefois, il était courant de parler de l’espace très restreint qui se situe entre la marge et la limite. Avec, corollaire, cette idée que c’est toujours à la marge que s’enrichit le système, en récupérant, par l’appât du gain, la flatterie, les honneurs, tous ceux qui, dans cet espace minuscule, inventent un avenir. Ceux-là, fort peu nombreux, sont toujours des individualistes. Parfois lumineux, parfois catastrophiques. En rapatriant l’individualisme au sein même de la communauté humaine, nous ne pouvons que provoquer un élan absolument sans précédent, puisque nous autoriserions par là des dizaines de personnes à vivre leur individualisme sans culpabilité, à ne plus devoir choisir l’île déserte qu’impose aujourd’hui toute réflexion originale, et, ainsi, nous profiterions, l’ensemble de l’humanité profiterait, de toutes les très bonnes idées qui naissent dans les esprits individualistes, et pourrait donner son avis, très démocratiquement, sur toutes les très mauvaises qui y naissent parfois, mauvaises idées souvent rendues encore plus néfastes par la culpabilisation qu’exerce aujourd’hui le sens commun, provoquant assez régulièrement chez leurs auteurs la rage et l’entêtement que donne le ressentiment.